Les émanations de l’Aigle


Il déclara qu’il existait une série de vérités relatives à la conscience, découvertes par les voyants, les anciens et les nouveaux, et que ces vérités avaient été disposées en un ordre spécifique pour les besoins de la compréhension.
La maîtrise de la conscience, m’expliqua-t-il, consistait à intérioriser l’ordre complet de ces vérités.
La première vérité, dit-il, était que notre familiarité avec le monde que nous percevons nous force à croire que nous sommes entourés par des objets qui existent par eux-mêmes et en tant qu’eux-mêmes, exactement tels que nous les percevons, alors qu’en réalité il n’existe pas un monde d’objets mais un univers des émanations de l’Aigle.
Il me dit ensuite qu’avant de pouvoir expliquer la notion des émanations de l’Aigle, il devait parler du connu, de l’inconnu et de l’inconnaissable. 
La plupart des vérités relatives à la conscience avaient été découvertes par les anciens voyants. 
 
Mais l’ordre dans lequel elles avaient été disposées avait été établi par les nouveaux voyants. 
Et, faute de cet ordre, elles étaient pratiquement incompréhensibles.
Une des grandes erreurs que les anciens voyants avaient commises fut de ne pas rechercher d’ordre.
Présumer, comme ils le firent, que l’inconnu et l’inconnaissable sont une même chose fut une des conséquences fatales de cette erreur.
Il revint aux nouveaux voyants de corriger cette faute.
Ils fixèrent des limites et définirent l’inconnu comme un domaine dissimulé à l’homme, peut-être enseveli dans un contexte terrifiant, mais qui, néanmoins, lui est accessible. 
L’inconnu se transforme en connu le moment venu. 
L’inconnaissable, lui, est l’indescriptible, l’impensable, l’insaisissable.
C’est un domaine qui nous restera à jamais inconnu et pourtant il existe, à la fois éblouissant et horrifiant dans son immensité.
“ Comment les voyants peuvent-ils les distinguer l’un de l’autre ? demandai-je.
– Il existe une règle empirique simple, dit-il.
Confronté à l’inconnu, l’homme se montre audacieux. C’est une propriété de l’inconnu que de nous donner un sentiment d’espoir de bonheur. 
 
L homme se sent vigoureux, transporté.
L’appréhension que suscite l’inconnu est elle même très gratifiante. Les nouveaux voyants virent que l’homme est au mieux de lui-même face à l’inconnu.
“ Quand ce que l’on prend pour l’inconnu s’avère être l’inconnaissable, les conséquences en sont désastreuses, dit-il. 
Les voyants se sentent épuisés, plongés dans le désarroi. Ils sont en proie à une oppression terrible. Leur corps perd sa tonicité, leur raisonnement et leur modération s’égarent en vain, car l’inconnaissable n’a aucun effet stimulant sur l’énergie. 
Il est inaccessible à l’homme ; il ne faut donc pas y faire intrusion étourdiment, ni même prudemment. 
Les nouveaux voyants comprirent qu’il leur fallait être préparés à payer des prix exorbitants pour le moindre contact avec cet univers. ”
Don Juan m’expliqua que les nouveaux voyants avaient dû surmonter d’énormes obstacles inhérents à la tradition.
Quand le nouveau cycle commença, aucun d’entre eux ne savait avec certitude lesquels des procédés figurant dans leur immense tradition étaient les bons et lesquels ne l’étaient pas, Il était évident que quelque chose avait mal tourné chez les anciens voyants mais les nouveaux voyants ne savaient pas quoi.
Ils commencèrent par supposer que tout ce que leurs prédécesseurs avaient fait était erroné.
Les anciens voyants avaient été orfèvres en matière de conjecture.
D’une part, ils avaient présumé que leur compétence dans l’art de voir était une garantie.
Ils se croyaient hors d’atteinte – du moins jusqu’à ce que les envahisseurs les écrasent et infligent à la plupart d’entre eux une mort horrible.
En dépit de la certitude absolue de leur invulnérabilité, les anciens voyants ne bénéficiaient pas de la moindre protection.
Les nouveaux voyants ne perdirent pas leur temps à spéculer sur ce qui avait mal tourné. En revanche, ils commencèrent à inventorier l’inconnu pour le séparer de l’inconnaissable.
“ Comment ont-ils inventorié l’inconnu, don Juan ? demandai-je.
– Par l’usage contrôlé de l’acte de voir ”,répondit-il.
Je lui dis que je me demandais, en fait, ce qu’impliquait le fait d’inventorier l’inconnu.
Il répondit qu’inventorier l’inconnu signifie le rendre accessible à notre perception. 
En pratiquant régulièrement l’acte de voir, les nouveaux voyants découvrirent que l’inconnu et le connu sont vraiment sur un pied d’égalité, car tous deux sont à la portée de la perception humaine.
En fait les voyants peuvent quitter le connu, le moment venu, et pénétrer dans l’inconnu.
 
Tout ce qui se trouve au-delà de notre capacité à percevoir relève de l’inconnaissable. 
Et la distinction entre celui-ci et le connaissable est capitale. 
Confondre les deux mettrait les voyants dans une situation infiniment précaire lorsqu’ils affrontent l’inconnaissable.
“ Lorsque cela arriva aux anciens voyants, poursuivit don Juan, ils pensèrent que leurs procédés les avaient fourvoyés.
Il ne leur vint jamais à l’idée que presque tout ce qui se trouve dans l’inconnaissable dépasse notre compréhension. Ce fut une terrible erreur de jugement de leur part et ils la payèrent cher.
– Que s’est-il passé après que l’on eut fait la distinction entre l’inconnu et l’inconnaissable ?
– Le nouveau cycle a commencé, répondit-il.
Cette distinction constitue la frontière entre l’ancien et le nouveau. Tout ce que les nouveaux voyants ont accompli provient de la perception de cette distinction. ”
Don Juan me dit que l’élément crucial, dans la destruction du monde des anciens voyants comme dans la reconstruction de la perspective nouvelle, résidait dans l’art de voir.
Ce fut en exerçant l’acte de voir que les nouveaux voyants découvrirent certains faits irréfutables qui leur servirent à aboutir à des conclusions, révolutionnaires à leurs yeux, sur la nature de l’homme et du monde.
Ces conclusions, qui fondèrent l’existence du nouveau cycle, étaient les vérités relatives à la conscience que don Juan était en train de m’expliquer.
Il me demanda de l’accompagner vers le centre de la ville pour faire un tour sur la place.
En chemin, nous commençâmes à parler de machines et d’instruments délicats. Il me dit que les instruments sont des prolongements de nos sens et je soutins qu’il existe des instruments qui échappent à cette catégorie parce qu’ils remplissent des fonctions que nous sommes incapables de remplir au niveau physiologique.
“ Nos sens sont capables de tout, affirma-t-il.
– Je peux vous dire, d’emblée, qu’il existe des instruments qui détectent des ondes hertziennes venant de l’espace, dis-je. Nos sens ne peuvent pas détecter d’ondes hertziennes.
– Je ne suis pas d’accord, dit-il. Je pense que nos sens peuvent détecter tout ce qui nous entoure.
– Et les ultrasons ? insistai-je. Nous ne sommes pas équipés organiquement pour les entendre.
– Les voyants sont convaincus que nous n’avons exploré qu’une très petite partie de nous-mêmes ”, répondit-il.
Il se plongea un moment dans ses pensées comme s’il essayait de choisir ses mots. Puis il sourit.
“ Comme je te l’ai dit, commença-t-il, la première vérité relative à la conscience est que le monde extérieur n’est pas, en réalité, ce que nous croyons. 
 
Nous pensons que c’est un monde d’objets et c’est faux. ”
Il fit une pause comme pour mesurer l’effet de ses paroles. Je lui dis que j’étais d’accord avec ses prémisses parce que l’on pouvait tout réduire à un champ d’énergie.
Il me dit que j’avais seulement l’intuition d’une vérité et que l’exprimer rationnellement n’était pas la vérifier. Mon accord ou mon désaccord ne l’intéressaient pas, ce qui l’intéressait, en revanche, c’était que je tente de comprendre ce qu’impliquait cette vérité.
“ Tu ne peux pas percevoir de champs d’énergie, poursuivit-il. Pas en tant qu’homme ordinaire, j’entends.
Car si tu pouvais les voir, tu serais un voyant et dans ce cas c’est toi qui serais en train d’expliquer les vérités relatives à la conscience.
Comprends-tu ce que je veux dire ? ”
Il me dit que les conclusions auxquelles on accède par le raisonnement avaient très peu, voire pas d’influence susceptible de modifier le cours de notre vie. 
D’où les innombrables exemples de personnes qui, étant les plus lucides dans leurs convictions, agissent pourtant sans cesse dans un sens diamétralement opposé à celles-ci; et la seule explication qu’ils donnent à leur conduite est que l’erreur est humaine.
“ La première vérité est que le monde est ce qu’il paraît, et pourtant ne l’est pas. Il n’est pas ,aussi solide ni réel que notre perception a été amenée à le croire, mais il n’est pas non plus un mirage. Le monde n’est pas une illusion, comme on l’a dit ; il est réel, et il est irréel. 
 
Sois très attentif à cela, car il ne faut pas seulement que tu l’acceptes, il faut que tu le comprennes. 
Nous percevons. Cela est un fait d’évidence. Mais ce que nous percevons n’est pas un fait du même ordre car on nous enseigne ce qu’il faut percevoir.
“ Quelque chose, là dehors, affecte nos sens.
 
Cela est réel. Ce qui n’est pas réel, c’est ce que nous disent nos sens sur la nature de cette chose.
Prends l’exemple d’une montagne. Nos sens nous disent qu’il s’agit d’un objet. Elle se caractérise par une dimension, une couleur, une forme. Il existe même des catégories de montagnes, qui sont parfaitement pertinentes.
Il n’y a rien à redire à cela ; le hic, c’est simplement que nous n’avons jamais pensé que nos sens jouent uniquement un rôle superficiel. 
Nos sens perçoivent comme ils le font parce qu’une propriété spécifique de notre conscience les y force. ”
 
Je recommençais à l’approuver, non pas de mon plein gré, car je n’avais pas bien compris son propos. Je le faisais comme en réaction à une situation menaçante. Il m’arrêta.
“ J’ai employé l’expression “le monde”, poursuivit-il, au sens de tout ce qui nous entoure. Il existe une meilleure expression, bien sûr, mais elle serait tout à fait incompréhensible pour toi.
Les voyants disent que seule notre conscience nous conduit à croire qu’il existe un monde d’objets, là dehors. Mais ce qui, en réalité, se trouve là dehors, ce sont les émanations de l’Aigle, fluides, en mouvement perpétuel et cependant inchangées, éternelles. ”
Je me préparais à lui demander ce qu’étaient les émanations de l’Aigle mais il m’interrompit d’un geste de la main.
Il m’expliqua qu’un des legs les plus extraordinaires que nous ont transmis les anciens voyants réside dans leur découverte que la raison d’exister de tous les êtres sensibles est de mettre en valeur la conscience. 
Don Juan qualifiait cette découverte de colossale.
Il me demanda d’un ton mi-figue, mi-raisin si je connaissais une meilleure façon de répondre à la question qui a toujours hanté l’homme : la raison de notre existence. 
Je pris tout de suite une position défensive et commençai par dénoncer l’absurdité de la question, car elle ne pouvait faire l’objet d’une réponse logique.
Pour discuter de ce sujet, poursuivis-je, il faudrait que nous parlions des croyances religieuses et que nous en fassions entièrement une question de foi.
“ Les anciens voyants ne parlaient pas que de foi, dit-il. Ils n’avaient pas l’esprit aussi pratique que les nouveaux voyants mais ils l’avaient suffisamment pour savoir ce qu’ils voyaient.
Ce que je tentais de t’indiquer par cette question qui t’a tellement ébranlé, c’est le fait que notre rationalité
ne peut trouver à elle seule une réponse quant à la raison de notre existence.
À chacune de ses tentatives, la réponse débouche sur une question de foi. Les anciens voyants ont pris une autre voie et ils ont bien trouvé une réponse qui n’implique pas la foi seule.
“ Les anciens voyants, en prenant des risques follement dangereux, poursuivit-il, virent véritablement la force indicible qui est la source de tous lès êtres sensibles. Ils l’appelèrent l’Aigle car, dans les rares et brèves visions qu’ils purent soutenir, ils virent cette force sous une forme qui ressemblait à celle d’un aigle noir et blanc, d’une dimension infinie.
“ Ils virent que c’est l’Aigle qui donne la conscience. L’Aigle crée les êtres sensibles afin qu’ils vivent et enrichissent la conscience qu’il leur donne en même temps que la vie. 
Ils virent aussi que c’est l’Aigle qui dévore cette conscience enrichie après avoir fait en sorte que les êtres sensibles s’en dessaisissent au moment de leur mort.
“ Quand les anciens voyants disent que la raison d’exister des hommes est de mettre en valeur la conscience, ce n’est pas une question de foi ou
de déduction. Ils l’ont vu.
“ Ils ont vu la conscience des êtres sensibles s’envoler au moment de la mort et flotter comme une houppe de coton lumineuse qui se dirige directement vers le bec de l’Aigle pour y être consommée.
Pour les anciens voyants cela était la preuve que les êtres sensibles ne vivent que pour enrichir la conscience qui constitue la nourriture de l’Aigle. ”
Dès qu’il revint, nous nous assîmes pour parler et je l’interrogeai sur le sujet.
“ Ces vérités n’ont pas à être défendues avec passion, répondit-il. Si tu crois que je tente de les défendre, tu te trompes. Ces vérités ont été rassemblées pour le plaisir et l’édification des guerriers, et pas pour impliquer le moindre sentiment dé propriété.
Quand je t’ai dit qu’un nagual n’a pas de point de vue à défendre, j’entendais, entre autres choses, qu’un nagual n’a pas d’obsessions. ”
Je lui dis que je n’arrivais pas à suivre ses enseignements parce que sa description de l’Aigle et de son action m’obsédait.
Je soulignai à plusieurs reprises ce qu’une telle idée comportait de terrifiant.
“ Ce n’est pas seulement une idée, dit-il. C’est un fait. Et, je te le dis, un fait sacrément effrayant.
Les nouveaux voyants ne jouaient pas simplement avec des idées.
– Mais de quelle nature serait la force de l’Aigle ?
– Je ne saurais comment répondre à cela.
L’Aigle est aussi réel pour les voyants que le sont pour toi la gravité et le temps, et il est tout aussi abstrait et incompréhensible.
– Je vous interromps une minute, don Juan.
Les concepts dont vous parlez sont abstraits mais ils renvoient à des phénomènes réels qui peuvent être corroborés. Il existe des disciplines qui se consacrent tout entières à cela.
– L’Aigle et ses émanations sont également susceptibles d’être corroborés, rétorqua don Juan.
Et la discipline des nouveaux voyants est consacrée à cela même. ”
Je lui demandai de m’expliquer ce que sont les émanations de l’Aigle.
Il me répondit que les émanations de l’Aigle sont une chose en soi, immuable, qui embrasse tout ce qui existe, le connu et l’inconnu.
“ On ne peut décrire par des mots ce que sont véritablement les émanations de l’Aigle, poursuivit don Juan. Un voyant doit en être le témoin.
– En avez-vous été le témoin vous-même, don Juan ?
– Bien sûr, et pourtant je ne peux pas te dire ce qu’elles sont. Elles sont une présence, presque une sorte de masse, une pression qui engendre une sensation éblouissante. On ne peut les apercevoir que fugitivement, de même qu’on ne peut avoir qu’une vision fugitive de l’Aigle lui-même.
– Diriez-vous, don Juan, que l’Aigle est la source de ses propres émanations ?
– Cela va sans dire.
– Je voulais savoir si c’est le cas sur le plan visuel.
– Rien de ce qui concerne l’Aigle ne relève du visuel. Le corps tout entier d’un voyant sent intuitivement l’Aigle.
Il existe en chacun de nous quelque chose qui peut nous faire appréhender une réalité à travers notre corps tout entier.
Les voyants expliquent l’acte de voir l’Aigle en termes très simples : l’homme étant composé par les émanations de l’Aigle, il lui faut simplement retourner à ses composantes. 
 
Le problème surgit de la conscience de l’homme ; c’est elle qui s’embrouille et se trouble. 
Au moment crucial, quand il faudrait simplement que les émanations se reconnaissent elles-mêmes, en tant que telles, la conscience de l’homme ne peut s’empêcher d’interpréter. Il en résulte une vision de l’Aigle et des émanations de l’Aigle. Mais il n’existe ni Aigle ni émanations de l’Aigle.
Ce qui existe là, aucune créature vivante ne le peut saisir. ”
Je lui demandai si on avait choisi de donner à la source des émanations le nom d’Aigle parce que les aigles sont généralement parés de qualités importantes.
“ Il s’agit simplement ici de quelque chose d’inconnaissable qui ressemble vaguement à quelque chose de connu, repondit-il.
C’est pourquoi on a sûrement tenté de parer les aigles dés propriétés qu’ils ne possèdent pas.
Mais c’est ce qui se produit toujours lorsque des gens impressionnables apprennent à accomplir des actes qui exigent une grande modération. Il existe des voyants de tous acabits.
– Voulez-vous dire qu’il y a différents types de voyants ?
– Non. Je veux dire qu’il y a un tas d’imbéciles qui deviennent voyants. Les voyants sont des êtres humains pleins de faiblesses, ou, plus exactement, des êtres humains pleins de faiblesses sont capables dé devenir des voyants.
C’est tout à fait comme le cas de certains individus lamentables qui deviennent de grands savants.
“ La caractéristique des voyants lamentables est qu’ils sont prêts à oublier la splendeur du monde.
Ils se laissent submerger par le fait qu’ils voient et croient que c’est leur génie qui compte.
Un voyant doit être un parangon de vertu pour surmonter la négligence presque invincible propre à notre condition humaine. Ce que les voyants font de ce qu’ils voient est plus important que voir en soi.
– Qu’entendez-vous par là, don Juan ?
– Regarde ce que certains voyants nous ont infligé. Nous sommes paralysés par leur vision d’un Aigle qui règne sur nous et nous dévore au moment de notre mort. »
Il me dit que cette version traduisait un laisser-aller manifeste et que, personnellement, il n’appréciait pas l’idée d’une entité qui nous dévore.
À son avis, il serait plus exact de parler de l’existence d’une force qui exerce une attraction sur notre conscience, d’une façon assez semblable à celle d’un aimant attirant des pailles de fer.
Au moment de la mort, tout notre être se désintègre sous l’attraction de cette force immense.
Il trouvait grotesque qu’un tel événement soit interprété par l’image de l’Aigle en train de nous dévorer, parce que cette interprétation transforme un acte indicible en un fait aussi banal que celui de manger.
“ Je suis un homme très ordinaire, dis-je. La description d’un Aigle qui nous dévore a produit un très gros. effet sur moi.
– L’effet véritable ne peut être mesuré avant que tu ne le voies toi-même, dit-il. Mais tu dois te souvenir que nous gardons nos défauts même après que nous sommes devenus des voyants.
C’est pourquoi, quand tu verras cette force, il est très possible que tu sois d’accord avec les voyants négligents qui l’appelèrent l’Aigle, comme ce fut mon cas.
Mais il se peut également que tu ne le sois pas.
Peut être résisteras-tu à la tentation d’imputer des attributs humains à ce qui est incompréhensible et créeras-tu pour le désigner un mot nouveau, un mot plus approprié. ”
« Les voyants qui voient les émanations de l’Aigle les appellent souvent des commandements, dit don Juan, Cela ne me gênerait pas de les appeler moi-même ainsi si je ne m’étais habitué à les nommer “émanations”.
Je l’ai fait en réaction au choix de mon benefactor; pour lui, c’étaient des commandements. Je trouvais que cette expression s’accordait mieux à sa puissante personnalité qu’à la
mienne.
Je cherchais un terme impersonnel. Le mot “Commandements” a, pour moi, une résonance trop humaine, mais ces émanations sont bien, en réalité, des commandements. ”
Voir les émanations de l’Aigle, c’est s’exposer au désastre, disait don Juan. Les nouveaux voyants découvrirent vite les énormes difficultés qui étaient en jeu et ce n’est qu’après avoir connu de grandes tribulations dans leur tentative d’inventorier l’inconnu et de le séparer de l’inconnaissable qu’ils comprirent que tout est composé par les émanations de l’Aigle. 
Seule une petite partie de ces émanations se trouve accessible à la conscience humaine, et cette petite partie se trouve encore réduite, par les contraintes de notre vie quotidienne, à une minuscule fraction. 
Cette minuscule fraction des émanations de l’Aigle forme le connu. 
La petite partie accessible a la conscience humaine représente l’inconnu, et le reste, qui est incalculable, recouvre l’inconnaissable.
Il ajouta que les nouveaux voyants, étant donné leur orientation pragmatique, comprirent immédiatement le pouvoir contraignant des émanations.
Ils se rendirent compte que toutes les créatures vivantes sont forcées d’utiliser les émanations de l’Aigle sans jamais en connaître la nature. 
Ils comprirent aussi que les organismes sont constitués de façon à appréhender un certain registre de ces émanations et qu’à chaque espèce correspond un registre déterminé. 
Les émanations exercent une grande pression sur les organismes et c’est grâce à cette pression que ceux-ci construisent leur monde perceptible.
“ En ce qui nous concerne, nous, les êtres humains, nous utilisons ces émanations et nous les interprétons comme étant la réalité. 
Mais ce que perçoit l’homme est une partie si minime des émanations de l’Aigle qu’il est ridicule de faire grand cas de nos perceptions, et pourtant il nous est impossible de ne pas en tenir compte.
Les nouveaux voyants ont découvert cela au prix fort – après s’être exposés à des dangers terribles. ”
Don Juan était assis à sa place habituelle dans la grande pièce. D’ordinaire, il n’y avait pas de meubles dans cette pièce – les gens s’asseyaient sur des nattes par terre – mais Carol, la femme nagual, s’était arrangée pour la meubler de fauteuils très confortables pour les séances au cours desquelles nous lisions à don Juan, elle et moi, tour à tour, des passages tirés des oeuvres de poètes hispaniques.
“ Je veux que tu sois très conscient de ce que nous sommes en train de faire, me dit-il aussitôt que je fus assis.
Nous parlons de la maîtrise de la conscience. Les vérités dont nous discutons sont les principes de cette maîtrise. ”
Il ajouta qu’au cours de ses enseignements destinés au côté droit il m’avait fait la démonstration de ces principes alors que je me trouvais dans un état de conscience normale, avec l’aide d’un de ses compagnons voyants, Genaro, et que Genaro avait joué avec ma conscience avec tout l’humour et toute l’irrévérence que l’on connaissait aux nouveaux voyants.
“ C’est Genaro qui devrait être ici pour te parler de l’Aigle, dit-il, bien que les versions qu’il en donne soient trop irrévérencieuses. Il pense que les voyants qui ont baptisé cette force du nom d’Aigle ne pouvaient être que très stupides ou extrêmement farceurs, parce que. les aigles ne pondent pas que des oeufs, ils pondent aussi des crottes. ”
Don Juan rit et me dit qu’il trouvait les commentaires de Genaro si pertinents qu’il ne pouvait s’empêcher de rire.
Il ajouta que s’il avait, incombé aux nouveaux voyants de décrire l’Aigle ils l’auraient certainement fait en plaisantant à moitié.
Je dis à don Juan que, sur un certain plan, je considérais l’Aigle comme une image poétique, et qu’en tant que tel il m’enchantait, mais que sur un autre plan je le considérais dans sa réalité et que cela me terrifiait.
“ La peur est l’une des grandes forces de la vie des guerriers, Elle les pousse à apprendre. ”
Il me rappela que la description de l’Aigle était due aux anciens voyants.
Les nouveaux voyants avaient dépassé le stade des descriptions, comparaisons et conjectures de toute sorte. Ils voulaient aller directement à l’origine des choses et prenaient en conséquence des risques infiniment dangereux.
Ils voyaient vraiment les émanations de l’Aigle. Mais ils n’ont jamais abordé la description de l’Aigle. Ils estimaient que voir l’Aigle exigeait trop d’énergie et que les anciens voyants avaient déjà chèrement payé leurs rares et fugitives visions de l’inconnaissable.
“ Comment les anciens voyants en étaient-ils venus à décrire l’Aigle ? demandai-je.
– Il leur fallait un ensemble minimal de lignes directrices, au sujet de l’inconnaissable, dans un but didactique, me répondit-il.
Ils résolurent le problème par une description sommaire de la force qui règne sur tout ce qui est, mais pas de ses emanations, parce que les émanations ne se prêtent absolument pas à un langage analogique.
Certains voyants peuvent ressentir, à titre individuel, un besoin impérieux de faire des commentaires sur certaines émanations, mais cela demeurera personnel.
Autrement dit, il n’existe pas de version toute prête sur les émanations comme il en existe sur l’Aigle, Les nouveaux voyants semblent avoir été très abstraits, commentai-je, Ils rappellent les philosophes des temps modernes.
– Non. Les nouveaux voyants étaient des hommes extrêmement pratiques. Ils n’étaient pas engagés dans l’élaboration de théories rationnelles.
« Ce sont les anciens voyants, dit-il, qui furent des penseurs abstraits. Ils ont construit des édifices monumentaux d’abstractions qui leur étaient propres et qui étaient propres à leur époque.
 Et tout comme les philosophes des temps modernes, ils ne maîtrisaient pas du tout les enchaînements de ces abstractions.
Les nouveaux voyants, quant à eux, imprégnés d’esprit pratique, purent voir un flux d’émanations et voir comment l’homme ainsi que d’autres êtres vivants les utilisaient pour construire leur monde perceptible.
– Comment l’homme utilise-t-il ces émanations, don Juan ?
– C’est si simple que cela en a l’air idiot, Pour un voyant, les hommes sont des êtres lumineux.
Notre luminosité est composée de la partie des émanations de l’Aigle qui se trouve enfermée dans notre cocon en forme d’oeuf.
Cette partie spécifique, cette poignée d’émanations enfermées est ce qui fait de nous des hommes. Percevoir consiste à accorder les émanations qui se trouvent à l’intérieur de notre cocon avec celles qui se trouvent à l’extérieur.
“ Les voyants peuvent, par exemple, voir les émanations que renferme chaque créature vivante et savoir lesquelles des émanations extérieures s’accorderaient avec elles.
– Les émanations ressemblent-elles à des rayons de lumière ? demandai-je.
– Non. Pas du tout. Ce serait trop simple. Elles sont indescriptibles. Je dirais cependant, à titre personnel, qu’elles ressemblent à des filaments de lumière.
Ce qui est incompréhensible pour la conscience normale, c’est que ces filaments sont conscients. 
Je ne peux te dire ce que cela signifie parce que je ne sais pas bien ce que je raconte.
Tout ce que je peux te dire, par mes commentaires personnels, c’est que ces filaments sont conscients d’eux-mêmes, vivants et vibrants, qu’il en existe tellement que les chiffres n’ont pas de sens et que chacun d’entre eux est en lui-même une éternité. ”