La première attention


Il me dit que les voyants, après de durs efforts, étaient arrivés à la conclusion que l’état conscient des êtres humains adultes, mûri par le processus de la croissance, ne peut plus être désigné par le terme de conscience, parce qu’il s’est transformé en une chose plus intense et complexe que les voyants appellent l’attention.
“ Comment les voyants savent-ils que la conscience de l’homme est cultivée et qu’elle croît ? ”
Il répondit qu’à un moment donné de la croissance des êtres humains une bande des émanations intérieures à leur cocon se met à briller très intensément; à mesure que les êtres humains accumulent de l’expérience, elle se met à luire.
Dans certains cas, la lueur de cette bande d’émanations s’accroît de façon si spectaculaire qu’elle fusionne avec les émanations extérieures. 
Constatant un tel accroissement, les voyants ont dû présumer que la conscience est la matière première de la maturation et l’attention son produit fini.
“ Comment les voyants décrivent-ils l’attention ?demandai-je.
– Ils disent que l’attention est la mise en valeur et l’accroissement de la conscience par le processus même du vivant.
“ Le danger, en ce qui concerne les définitions, ajouta-t-il, réside en ce qu’elles simplifient les sujets pour les rendre compréhensibles ; dans ce cas précis, qui consiste à définir l’attention, on risque de transformer un accomplissement magique, miraculeux, en une chose banale. L’attention constitue le plus grand accomplissement propre à l’homme.
Elle évolue à partir de la conscience animale brute jusqu’à englober toute la gamme des options humaines. Les voyants la portent à leur tour à un point de perfection telle qu’elle englobe tout le champ des possibilités humaines. ”
Je voulus savoir si, dans l’optique des voyants, il existait un sens spécifique pour les notions d’options  et de “ possibilités ”.
Don Juan répondit que les options humaines représentent tout ce que nous sommes capables de choisir en tant que personnes. 
Elles se rattachent au niveau de notre registre quotidien, le connu; et, pour cette raison, elles sont assez limitées en nombre et en variété.
Les possibilités humaines participent de l’inconnu.
Elles ne représentent pas ce que nous sommes capables de choisir mais ce que nous sommes capables d’atteindre. 
Notre choix de croire que le corps humain est un objet parmi d’autres est, disait-il, un exemple des options humaines. 
L’exploit des voyants qui consiste à considérer l’homme comme un être lumineux en forme d’oeuf est, lui, un exemple des possibilités humaines.
Dans le cas du corps en tant qu’objet, on aborde le connu, dans celui du corps en tant qu’oeuf lumineux, on aborde l’inconnu ; c’est pourquoi le champ des possibilités humaines est presque inépuisable.
“ Les voyants, poursuivit don Juan, disent qu’il existe trois types d’attention.
Ce propos ne concerne que les êtres humains, pas tous les êtres sensibles qui existent.
Mais il ne s’agit pas seulement de trois types d’attention, il s’agit plutôt de trois niveaux d’achèvement.
Ce sont la première attention, l’attention seconde et la tierce attention, trois domaines indépendants les uns des autres, chacun complet en soi. ”
Il m’expliqua que la première attention, chez l’homme, est la conscience animale qui, à travers le processus de l’expérience, est devenue une faculté complexe, compliquée et extrêmement fragile qui prend en charge l’univers quotidien dans ses innombrables aspects. En d’autres termes, tout ce à quoi l’on peut penser fait partie de la première attention.
“ La première attention, c’est tout ce que nous sommes en tant qu’hommes ordinaires, poursuivit-il. En vertu de ce règne absolu qu’elle exerce sur notre vie, la première attention est l’atout le plus précieux que possède l’homme ordinaire.
Peut-être même est-elle notre seul atout.
“ Considérant sa vraie valeur, les nouveaux voyants entreprirent un examen rigoureux de la première attention par l’acte de voir. 
Ce qu’ils ont découvert a marqué la totalité de leur perspective ,et celle de leurs descendants, même si la plupart d’entre ceux-ci ne savent. pas ce que ces voyants ont vraiment vu. ”
Il me prévint avec solennité que les conclusions de l’examen rigoureux des nouveaux voyants avaient très peu de rapport avec la raison ou la rationalité, parce qu’il faut, pour examiner et
expliquer la première attention, la voir.
Seuls les voyants en sont capables.
Cependant, il est essentiel d’examiner ce que les voyants voient dans la première attention. C’est, pour celle-ci, la seule et unique occasion de comprendre son propre fonctionnement.
“ Pour ce qui est de ce que les voyants voient, la première attention est la lueur de la conscience portée au niveau d’un éclat exceptionnel, dit-il.
 
Mais il s’agit d’une lueur fixée, pour ainsi dire, à la surface du cocon. C’est une lueur qui embrasse le connu.
“ L’attention seconde, pour sa part, constitue un état plus complexe et plus spécialisé de la lueur de la conscience. Elle est liée à l’inconnu.
Elle survient lorsque sont utilisées des émanations intérieures au cocon qui n’ont pas servi jusque-là.
“ J’ai qualifié l’attention seconde de spécialisée parce que, pour utiliser ces émanations qui n’ont pas servi, il faut des tactiques singulières, élaborées qui exigent une discipline et une concentration suprêmes. ”
Il ajouta qu’il m’avait déjà dit, lorsqu’il m’enseignait l’art de rêver, que la concentration nécessaire pour être conscient du fait que l’on est en train de faire un rêve est le signe avant-coureur de l’attention seconde. 
Cette concentration est une forme de conscience qui n’appartient pas à la même catégorie que la conscience requise pour ce qui concerne l’univers quotidien.
Il me dit que l’attention seconde est également appelée la conscience du côté gauche ; et qu’il s’agit du domaine le plus vaste que l’on puisse imaginer, si vaste en réalité qu’il semble illimité.
“ Je ne m’y hasarderais pour rien au monde, poursuivit-il. C’est un bourbier tellement bizarre et complexe que les voyants modérés n’y pénètrent qu’à des conditions extrêmement strictes.
“ Ce qui rend les choses très difficiles, c’est que l’attention seconde est d’un accès très facile et d’un attrait presque irrésistible.
“ Les anciens voyants étant les maîtres de la conscience appliquaient leur compétence à leurs propres lueurs de conscience et étendaient celles-ci jusqu’à des limites inimaginables.
En fait, leur but était d’éclairer toutes les émanations intérieures au cocon, bande après bande. Ils y réussirent, mais, assez curieusement, l’exploit qui consistait à éclairer une bande après l’autre contribua à les emprisonner dans le bourbier de l’attention seconde.
“ Les nouveaux voyants ont corrigé cette erreur et permis à la maîtrise de la conscience de se développer en direction de sa fin naturelle, qui est de répandre la lueur de la conscience au-delà des limites du cocon lumineux d’un seul coup.
« On accède à la tierce attention quand la lueur de la conscience devient le feu intérieur : une lueur qui allume non plus une bande après l’autre, mais toutes les émanations de l’Aigle qui se trouvent à l’intérieur du cocon de l’homme.
Don Juan exprima le respect que lui inspirait l’effort délibéré des nouveaux voyants pour accéder à la tierce attention pendant qu’ils sont vivants et conscients de leur individualité.
Il trouvait inutile de s’étendre sur les cas isolés d’hommes et autres êtres sensibles qui accèdent à l’inconnu et à l’inconnaissable sans même s’en rendre compte ; il parlait de ce phénomène comme du don de l’Aigle.
Il affirma que l’accession des nouveaux voyants à la tierce attention relève aussi d’un don, mais dans un autre sens, Il s’agit plus alors d’une récompense octroyée pour une réussite.
Il ajouta que tous les êtres humains accèdent, au moment de leur mort, à l’inconnaissable, mais trop brièvement et uniquement pour que soit purifiée la nourriture de l’Aigle.
 
“ Accéder à ce niveau d’attention tout en conservant sa force vitale, sans devenir une conscience désincarnée qui se dirige, comme un tremblement lumineux, vers le bec de l’Aigle pour être dévorée, voilà l’accomplissement suprême pour les êtres humains. ”