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Don Juan me dit qu’il n’y avait rien d’étrange dans ma versatilité et que la peur n’existait plus dès que la lueur de la conscience avait franchi un certain seuil à l’intérieur du cocon de l’homme.
C’est alors qu’il amorça son explication. Il esquissa brièvement les vérités relatives à la conscience dont il avait déjà parlé.
Il répéta qu’il n’y a pas de monde objectif mais seulement un univers formé de champs d’énergie que les voyants appellent les émanations de l’Aigle; que les êtres humains sont faits des émanations de l’Aigle et sont par essence des bulles d’énergie luminescente ; que chacun de nous est enveloppé dans un cocon qui contient une petite partie de ces émanations ; que l’on accède à la conscience grâce à la pression constante que les émanations extérieures à notre cocon, appelées émanations en liberté, exercent sur celles qui se trouvent à l’intérieur de notre cocon que la Conscience engendre la perception, ce qui se produit quand les émanations intérieures à notre cocon s’alignent avec les émanations en liberté qui leur correspondent.
“ La vérité qui vient ensuite est que la perception se réalise parce qu’il y a en chacun de nous un agent appelé le point d’assemblage qui sélectionne les émanations intérieures et extérieures pour l’alignement.
L’alignement particulier que nous percevons comme étant le monde résulte de l’endroit spécifique où se situe notre point d’assemblage dans notre cocon. ”
Il répéta cela plusieurs fois, me laissant le temps de comprendre. Puis il déclara que j’avais besoin d’énergie pour corroborer les vérités relatives à la conscience.
“ Je t’ai dit, poursuivit-il, que le fait de traiter avec les petits tyrans aide les voyants à réussir une manœuvre subtile : cette manœuvre consiste à déplacer leur point d’assemblage. ”
Il dit qu’en ce qui me concernait, le fait d’avoir perçu un allié signifiait que j’avais déplacé mon point d’assemblage de sa position habituelle.
En d’autres termes la lueur de ma conscience avait franchi un certain seuil, effaçant en même temps ma peur.
Et tout cela était arrivé parce que j’avais suffisamment d’excédent d’énergie.
Plus tard cette nuit-là, après que nous fûmes rentrés d’une promenade dans les montagnes voisines, qui faisait partie de son enseignement relatif au côté droit, don Juan me fit à nouveau basculer dans l’état de conscience accrue.
Il me dit que pour parler de la nature du point d’assemblage, il devait commencer par une conversation sur la première attention.
Il me dit que les nouveaux voyants avaient étudié les façons inaperçues dont fonctionne la première attention et, qu’en tentant de les expliquer à d’autres, ils avaient conçu un ordre concernant les vérités relatives à la conscience.
Il m’affirma que tous les voyants n’étaient pas enclins à donner des explications.
Son benefactor par exemple, le nagual Julian, se fichait pas mal des explications.
Mais le benefactor du nagual Julian, le nagual Elias, que don Juan avait eu la chance de rencontrer, s’en préoccupait.
Entre les explications longues et détaillées du nagual Elias, celles, insuffisantes, du nagual Julian et son propre voir, don Juan réussit à comprendre et à corroborer ces vérités.
Don Juan m’expliqua que notre première attention doit, pour mettre au point le monde que nous percevons, mettre en valeur certaines émanations choisies dans la bande étroite d’émanations où se situe la conscience de l’homme.
Les émanations écartées demeurent à notre portée mais restent en veilleuse et nous sont inconnues pour toute la vie.
Les nouveaux voyants désignent les émanations qui ont été mises en valeur par les mots de côté droit, conscience normale, tonal, ce monde, le connu, la première attention.
L’homme ordinaire appelle cela la réalité, la rationalité, le bon sens.
Les émanations mises en valeur forment une grande partie de la bande de conscience de l’homme, mais une très petite portion du spectre complet d’émanations qui existe à l’intérieur du cocon de l’homme.
Les émanations écartées, au sein de la bande de l’homme, sont considérées comme une sorte de préambule de l’inconnu, l’inconnu proprement dit étant constitué par le gros des émanations qui ne font pas partie de la bande humaine et qui ne sont jamais mises en valeur.
Les voyants les désignent comme la conscience du côté gauche, le nagual, l’autre monde, l’inconnu, l’attention seconde.
« Ce procédé qui consiste à mettre en valeur certaines émanations, poursuivit don Juan, fut découvert et pratiqué par les anciens voyants. Ils prirent conscience de ce que le nagual ou la femme nagual, de par leur force exceptionnelle, peuvent transférer la mise en valeur des émanations habituelles vers des émanations voisines par une poussée.
Cette poussée est connue comme étant le coup du nagual. ”
Don Juan me dit que ce transfert servait aux anciens voyants, dans la pratique, pour maintenir leurs apprentis en esclavage.
Ils les faisaient accéder par ce coup à un état de conscience accrue, des plus sensibles et des plus aiguës ; pendant qu’ils étaient impuissants et malléables, les anciens voyants leur enseignaient des techniques aberrantes qui transformèrent les apprentis en hommes sinistres, tout à fait comme leurs maîtres.
Les nouveaux voyants utilisent la même technique, mais au lieu de s’en servir à des fins sordides, ils le font pour guider leurs apprentis vers l’étude des possibilités de l’homme.
Don Juan m’expliqua que le coup du nagual devait être porté a un endroit précis, sur le point d’assemblage, qui varie, au détail près, d’une personne à l’autre. Il faut également que ce coup soit porté par un nagual qui voit.
Il m’assura qu’il était tout aussi inutile d’avoir la force d’un nagual et de ne pas voir que de voir et de n’avoir pas la force d’un nagual.
Dans un cas comme dans l’autre, il ne résulte que des coups sans conséquence.
Un voyant serait capable de frapper sans cesse à l’endroit précis sans la force nécessaire pour faire bouger la conscience, de même qu’un nagual qui n’est pas voyant serait incapable de frapper à l’endroit précis.
Il me dit aussi que les anciens voyants avaient découvert que le point d’assemblage ne se trouve pas dans le corps physique, mais dans la coquille lumineuse, dans le cocon lui-même.
Le nagual identifie cet endroit grâce à sa luminosité intense et lui inflige une poussée plutôt qu’un coup.
La force de la poussée produit une cavité dans le cocon, et on la ressent comme un coup porté à l’omoplate droite, un coup qui chasse tout l’air des poumons.
“ Existe-t-il plusieurs types de cavités ? demandai-je.
– Il n’en existe que deux, répondit-il. Le premier est une concavité et l’autre une crevasse ; chacun des deux produit un effet différent. La concavité constitue une caractéristique provisoire et suscite un déplacement provisoire – mais la crevasse devient une caractéristique profonde et permanente du cocon et suscite un déplacement permanent. ”
Il m’expliqua qu’en général un cocon lumineux durci par auto contemplation n’est pas affecté du tout par le coup du nagual.
Parfois, cependant, le cocon de l’homme est très malléable et la moindre force produit une cavité en forme de cuvette dont la taille varie entre celle d’un petit creux et une dimension égale au tiers de la dimension totale du cocon ; ou bien cette force provoque une crevasse qui peut courir sur la largeur ou la longueur de la coquille en forme d’oeuf, et le cocon semble alors s’être enroulé sur lui-même.
Certaines des coquilles lumineuses reprennent leur forme originelle tout de suite après avoir subi la poussée.
D’autres gardent leur cavité, des heures et même des jours durant, mais se redressent toutes seules.
D’autres encore subissent une poussée qui produit une cavité résistante, rebelle, ce qui oblige le nagual à donner un second coup à proximité, pour restaurer la forme d’origine du cocon lumineux.
Quelques-unes enfin gardent leur empreinte pour toujours.
Elles ne reprennent jamais leur forme d’oeuf, quel que soit le nombre de coups que leur donne le nagual.
Don Juan ajouta que la cavité agit sur la première attention en déplaçant la lueur de la conscience.
La cavité fait pression sur les émanations qui se trouvent à l’intérieur de la coquille lumineuse et les voyants observent la manière dont la première attention transfère, sous la force de cette pression, la mise en valeur qu’elle avait opérée.
En déplaçant les émanations de l’Aigle intérieures au cocon, la cavité fait tomber la lueur de la conscience sur d’autres émanations, situées dans des zones d’ordinaire inaccessibles à la première attention.
Je lui demandai si on ne voit la lueur de la conscience que sur la surface du cocon lumineux.
Il ne me répondit pas tout de suite. Il sembla se plonger dans ses pensées. Il me répondit environ dix minutes après ; il dit qu’en général on voit la lueur de la conscience sur la surface du cocon lumineux de tous les êtres sensibles.
Cependant, la lueur de la conscience acquiert de la profondeur après que l’homme a développé son attention. En d’autres termes, elle se transmet, de la surface du cocon, à beaucoup d’émanations qui se trouvent à l’intérieur du cocon.
“ Les anciens voyants savaient ce qu’ils faisaient lorsqu’ils maniaient la conscience, poursuivit-il. Ils ont compris qu’en creusant une cavité dans le cocon de l’homme ils pouvaient forcer la lueur de la conscience, qui luit déjà sur les émanations intérieures au cocon, à se répandre vers d’autres émanations voisines.
– Vous parlez de tout cela comme d’une question matérielle, dis-je. Comment peut-on creuser des cavités dans ce qui n’est qu’une lueur ?
– D’une certaine façon, qu’il est impossible d’expliquer, il s’agit d’une lueur qui creuse une cavité dans une autre lueur, répondit-il.
Ton défaut est de rester rivé à l’inventaire de la raison.
La raison ne s’occupe pas de l’homme en tant qu’énergie. la raison s’occupe d’instruments qui engendrent l’énergie, mais elle n’a jamais sérieusement considéré que nous étions plus que des instruments : nous sommes des organismes qui créent de l’énergie.
Nous sommes une bulle d’énergie. Il n’est donc pas invraisemblable qu’une bulle d’énergie creuse une cavité dans une autre bulle d’énergie. ”
ajouta que la lueur de conscience engendrée par la cavité devrait’ être qualifiée à juste titre d’attention accrue provisoire, parce qu’elle met en valeur des émanations si proches des émanations habituelles que le changement apporté est minime, mais que la modification permet une plus grande aptitude à comprendre et à se concentrer et, surtout, une plus grande capacité d’oubli.
Les voyants surent parfaitement utiliser ce saut qualitatif.
Ils virent que seules les émanations qui entourent celles dont nous nous servons tous les jours se mettent à briller après le coup du nagual.
Celles qui se trouvent plus loin n’en sont pas affectées, ce qui signifia à leurs yeux que, tout en étant dans un état d’attention accrue, les êtres humains peuvent fonctionner comme s’ils étaient dans le monde de tous les jours.
La nécessité de disposer d’un nagual et d’une femme nagual devint pour eux d’une importance capitale, parce que cet état ne dure qu’aussi longtemps que subsiste le creux, après quoi les expériences sont immédiatement oubliées.
“ Pourquoi faut-il qu’on oublie ? demandai-je.
– Parce que les émanations qui suscitent une plus grande clairvoyance cessent d’être mises en
valeur quand les guerriers sortent de l’état de conscience accrue, répondit-il.
Avec la disparition de cette mise en valeur, tout ce dont ils ont fait l’expérience ou dont ils ont été les témoins disparaît. ”
Don Juan me dit qu’une des tâches qu’avaient conçues les nouveaux voyants pour leurs élèves consistait à les forcer à se souvenir, c’est-à-dire à remettre en valeur par eux-mêmes, plus tard, les émanations utilisées dans des états de conscience accrue.
Ton point d’assemblage a quitté sa position normale, dit-il. Et grâce à cela tu perçois des émanations que l’on ne perçoit pas d’ordinaire.
Cela n’a l’air de rien, n’est-ce pas ? Il s’agit pourtant d’un accomplissement suprême que les nouveaux voyants s’efforcent d’expliquer, ”
Il m’expliqua que les êtres humains choisissent tout le temps les mêmes émanations pour percevoir, pour deux sortes de raisons.
D’abord, et c’est là la raison la plus importante, parce qu’on nous a appris que ces émanations sont perceptibles, et ensuite parce que nos points d’assemblage choisissent ces émanations et les préparent à être utilisées.
“ Chaque être vivant dispose d’un point d’assemblage qui choisit des émanations pour les mettre en valeur. Les voyants peuvent voir si les êtres sensibles ont une vision commune du monde en
voyant si les émanations choisies par leurs points d’assemblage sont les mêmes. ”
Il affirma que l’un des progrès Tes plus importants des nouveaux voyants fut de découvrir que l’endroit où se situe ce point sur le cocon de toutes les créatures vivantes ne constitue pas une caractéristique permanente mais que le point est fixé sur cet endroit spécifique par l’habitude.
C’est de là que provient l’insistance acharnée des nouveaux voyants à susciter de nouvelles actions, de nouvelles possibilités pratiques. Ils veulent désespérément aboutir à de nouveaux usages, à de nouvelles habitudes.
“ Le coup du nagual est d’une grande importance, poursuivit-il, parce qu’il déplace ce point. Il modifie sa localisation. Il provoque même parfois une crevasse permanente à cet endroit. Le point d’assemblage se trouve totalement délogé et la conscience change considérablement.
Mais ce qui est encore plus important c’est de bien comprendre les vérités relatives à la conscience afin de se rendre compte que l’on peut déplacer ce point ,de l’intérieur.
La triste vérité est que les êtres humains perdent toujours par défaut. Ils ne connaissent tout simplement pas leurs possibilités.
– Comment peut-on réaliser ce changement de l’intérieur ? demandai-je.
– Les nouveaux voyants disent que la technique réside dans la prise de conscience, affirma-t-il. Ils disent que l’on doit avant tout prendre conscience du fait que le monde que nous percevons résulte de la localisation de nos points d’assemblage sur le cocon, à un endroit spécifique.
Une fois cela compris, les points d’assemblage peuvent être déplacés presque à volonté, ce qui est la conséquence de nouvelles habitudes. ”
Je ne comprenais pas très bien ce qu’il entendait par habitudes. Je lui demandai de préciser
son propos.
“ Le point d’assemblage de l’homme apparaît sur une partie définie du cocon de par le commandement de l’Aigle, dit-il.
Mais l’endroit précis est déterminé par l’habitude, par des actes qui se répètent.
Nous apprenons d’abord qu’il peut être placé à cet endroit, puis nous-mêmes lui commandons d’y être.
Notre commandement devient le commandement de l’Aigle et ce point est fixé à cet endroit.
Réfléchis très attentivement à ceci ; notre commandement devient le commandement de l’Aigle.
Cette découverte coûta cher aux anciens voyants. Nous reviendrons là-dessus plus tard. ”
Il déclara à nouveau que les anciens voyants s’étaient concentrés exclusivement sur l’élaboration de milliers de techniques de sorcellerie extrêmement complexes.
Il ajouta qu’ils n’avaient jamais compris que leurs formules compliquées, si bizarres qu’elles eussent été, n’avaient aucune autre valeur que celle d’être le moyen de rompre la fixation de leurs points d’assemblage et de déplacer ceux-ci.
Je lui demandai de m’expliquer ce qu’il avait dit.
“ J’ai évoqué devant toi le fait que la sorcellerie ressemble à une impasse, répondit-il. J’entendais par là que les pratiques de sorcellerie n’ont pas de valeur intrinsèque.
Elles ont une valeur indirecte, car leur véritable fonction est de déplacer le point d’assemblage en poussant la première attention à relâcher son contrôle sur ce point.
“ Les nouveaux voyants se rendirent compte du véritable rôle que jouaient ces pratiques de sorcellerie et décidèrent de se lancer directement dans le processus consistant à déplacer leur point d’assemblage, en évitant toute l’absurdité des rituels et des incantations.
Pourtant les rituels et les incantations sont vraiment nécessaires une fois dans la vie de chaque guerrier.
Je t’ai personnellement initié à toutes sortes de procédés de sorcellerie, mais uniquement dans le but d’éloigner par la ruse ta première attention du pouvoir de la préoccupation de soi-même, qui maintient ton point d’assemblage rigidement fixé. ”
Il ajouta que l’enchaînement obsessionnel de la première attention à la préoccupation de soi-même, ou raison, constitue une puissante force de contrainte et que le comportement rituel, parce qu’il est répétitif, oblige la première attention à libérer, de l’observation de l’inventaire, une certaine quantité d’énergie, à la suite de quoi le point d’assemblage perd sa rigidité.
“ Qu’arrive-t-il aux personnes dont le point d’assemblage perd de sa rigidité ? demandai-je.
– S’il ne s’agit pas de guerriers, elles pensent qu’elles sont en train de perdre la tête, dit-il en souriant. Tout comme tu as cru, une fois, que tu devenais fou. S’il s’agit de guerriers, ils savent qu’ils sont devenus fous, mais ils attendent patiemment.
Vois-tu, quand on est en bonne santé et sain d’esprit, cela signifie que le point d’assemblage est fixe.
Quand il se déplace, cela signifie que l’on est littéralement détraqué. ”
Il me dit que les guerriers dont le point d’assemblage s’est déplacé peuvent choisir entre deux options.
La première consiste à reconnaître qu’on est malade et à se comporter comme des détraqués, en réagissant émotivement aux mondes étranges que les déplacements du point d’assemblage amènent à contempler ; l’autre consiste à rester impassible, indifférent, en sachant que le point d’assemblage revient toujours à sa position d’origine.
“ Que se passe-t-il si le point d’assemblage ne revient pas à sa position d’origine ? demandai-je.
– Dans ce cas, les gens sont perdus, dit-il. Ils sont incurablement fous, parce que leur point d’assemblage ne peut plus assembler le monde tel que nous le connaissons, ou bien ce sont des
voyants hors de pair qui ont amorcé le mouvement qui les conduit vers l’inconnu.
– Qu’est-ce qui détermine l’un ou l’autre de ces comportements ?
– L’énergie ! L’impeccabilité ! Les guerriers impeccables restent de marbre. Ils demeurent insensibles. Je t’ai souvent dit que les guerriers peuvent voir des mondes effroyables et être, tout de suite après, en train de raconter une blague, de rire avec leurs amis ou avec des étrangers. ”