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Le lendemain, pendant le déjeuner, don Juan me dit que Genaro avait déplacé mon point d’assemblage grâce à sa démarche de pouvoir et qu’il avait pu le faire parce que je m’étais trouvé dans un état de silence intérieur.
Il m’expliqua que le point d’articulation de tout ce qu’accomplissent les voyants est quelque chose dont il m’avait parlé depuis le jour de notre rencontre : l’interruption du dialogue intérieur.
Il insista plusieurs fois sur le fait que c’est le dialogue intérieur qui maintient le point d’assemblage fixé à sa position d’origine.
» Une fois que l’on est parvenu au silence, tout est possible ”, dit-il.
Je lui -dis que j’étais très conscient du fait que j’avais cessé de me parler à moi-même, d’une façon générale, mais que je ne savais pas comment je m’y étais pris.
Si l’on me demandait d’expliquer le procédé, je ne saurais pas quoi dire.
“ L’expliquer est la simplicité même, dit-il. Tu l’as voulu et tu as par conséquent institué une nouvelle intention, un nouveau commandement.
Ton commandement est ensuite devenu le commandement de l’Aigle.
“ C’est là une des découvertes les plus extraordinaires des nouveaux voyants : le fait que notre commandement puisse devenir le commandement de l’Aigle.
Le dialogue intérieur s’interrompt comme il commence : par un acte de volonté.
Après tout, ce sont ceux qui nous enseignent qui nous forcent à nous parler à nous-mêmes.
En nous enseignant, ils engagent leur vouloir et nous engageons le nôtre, sans le savoir ni l’un ni l’autre.
En apprenant à nous parler. à nous-mêmes, nous apprenons à manier le vouloir.
Nous nous imposons par le vouloir de nous parler à nous-mêmes.
Pour cesser de nous parler à nous-mêmes, il faut employer la même méthode exactement : nous devons le vouloir, nous devons en avoir l’intention. ”
Nous restâmes silencieux pendant quelques minutes. Je lui demandai de qui il parlait lorsqu’il disait qu’il y avait des personnes qui nous enseignaient à nous parler à nous-mêmes.
“ Je parlais de ce qui arrive aux êtres humains lorsqu’ils sont enfants, répondit-il, une époque où tout le monde autour d’eux leur apprend à répéter un dialogue sans fin sur eux-mêmes.
Le dialogue s’intériorise, et cette seule force maintient le point d’assemblage fixé. ”
Il me dit que les voyants voient que les enfants n’ont pas, au début, de point d’assemblage fixe.
Leurs émanations intérieures se trouvent dans un état de grande agitation et leur point d’assemblage se déplace partout, au sein de la bande humaine, leur permettant de se concentrer avec force sur des émanations qui seront plus tard entièrement négligées.
Puis, à mesure qu’ils grandissent, les adultes qui les entourent, grâce au pouvoir considérable qu’ils exercent sur les enfants, contraignent le point d’assemblage de ces derniers à plus de stabilité, par le truchement d’un dialogue intérieur de plus en plus complexe.
Le dialogue intérieur est un processus qui consolide constamment la position du point d’assemblage, parce que cette position est arbitraire et nécessite un renfort régulier.
“ En réalité, beaucoup d’enfants voient, poursuivit-il. La plupart de ceux qui voient sont considérés comme des excentriques et toutes lès mesures sont prises pour les corriger, pour leur faire renforcer la position de leur point d’assemblage.
– Mais ne pourrait-on pas encourager les enfants à garder leur point d’assemblage plus fluide ? lui demandai-je.
– Seulement s’ils vivent parmi les nouveaux voyants, dit-il. Autrement, ils seraient pris au piège, dans le labyrinthe du côté silencieux de l’homme.
Et, crois-moi, cela est pire que de tomber sous les griffes de la rationalité. ”
Don Juan poursuivit, et exprima sa profonde admiration pour la capacité de l’homme à apporter de l’ordre dans le chaos des émanations de l’Aigle.
Il soutint que chacun d’entre nous est, de par lui-même, un maître magicien et que notre magie consiste à maintenir notre point d’assemblage inébranlablement fixé.
“ La force des émanations en liberté, déclara-t-il, pousse notre point d’assemblage à choisir certaines émanations et à les grouper en faisceaux pour l’alignement et la perception.
C’est là le commandement de l’Aigle, mais toute la signification que nous donnons à ce que nous percevons relève de notre commandement, de notre don de magie. ”
Il me dit qu’à la lumière de ce qu’il m’avait expliqué, ce que Genaro m’avait fait faire la veille était quelque chose d’extrêmement complexe et de très simple à la fois.
C’était une chose complexe parce qu’elle exigeait une discipline extraordinaire de la part de tout le monde ; elle exigeait que le dialogue intérieur soit interrompu, que soit atteint un état de conscience accrue et que quelqu’un se déplace, en marchant, avec son point d’assemblage.
L’explication de tous ces procédés complexes était très simple ; les nouveaux voyants disent que la position exacte du point d’assemblage étant une position arbitraire, que nos ancêtres ont choisie pour nous, elle peut se déplacer moyennant un effort relativement faible ; une fois qu’elle se déplace, elle impose de nouveaux alignements d’émanations, donc de nouvelles perceptions.
“ Je te donnais des plantes de pouvoir pour que ton point d’assemblage se déplace, poursuivit don Juan.
Les plantes de pouvoir produisent cet effet ; mais la faim, la fatigue, la fièvre et d’autres choses de ce genre peuvent produire un effet semblable.
L’homme ordinaire a le tort de penser que la conséquence d’un déplacement est purement mentale.
Ce n’est pas le cas, comme tu peux en témoigner toi-même. ”
Il m’expliqua que mon point d’assemblage s’était déplacé des dizaines de fois auparavant comme il s’était déplacé hier, et que la plupart du temps les mondes qu’il avait assemblés avaient été si proches du monde de tous les jours qu’il s’agissait pratiquement de mondes fantômes.
Il ajouta énergiquement que les nouveaux voyants rejetaient automatiquement des visions de ce genre.
“ Ces visions sont le produit de l’inventaire de l’homme, dit-il. Elles ne sont d’aucune valeur pour des guerriers en quête de liberté totale parce qu’elles sont engendrées par un déplacement latéral du point d’assemblage. ”
Il se tut et me regarda. Je savais qu’il avait voulu parler, en employant l’expression de “ déplacement latéral ”, d’un déplacement du point d’assemblage d’un côté à l’autre de la bande humaine d’émanations, en largeur, au lieu d’un déplacement en profondeur.
Je lui demandai si c’était juste.
“ C’est tout à fait cela, dit-il. Sur les deux bords de la bande humaine d’émanations, il y a un curieux amoncellement de détritus, une énorme pile de déchets humains. Il s’agit d’un dépôt très malsain, sinistre.
Il avait une valeur importante pour les anciens voyants mais pas pour nous.
“ Y tomber est extrêmement facile. Genaro et moi avons voulu te donner hier un bref exemple de ce déplacement latéral; c’est pour cela que nous avons déplacé en marchant ton point d’assemblage, mais n’importe qui peut accéder à ce dépôt en interrompant simplement son dialogue intérieur.
Si le déplacement est minime, on en explique les conséquences en parlant de fantaisies de l’esprit.
Si le déplacement est considérable, on parle d’hallucinations pour en désigner les conséquences. ”
Je lui demandai de m’expliquer l’acte qui consistait à déplacer en marchant le point d’assemblage.
Il me dit qu’une fois les voyants parvenus au silence intérieur par l’interruption de leur dialogue intérieur, c’est le bruit de la démarche de pouvoir, plus que son aspect, qui prend leur point d’assemblage au piège.
Le rythme des pas amortis s’empare immédiatement de la force d’alignement des émanations intérieures au cocon que le silence
intérieur a détachée.
“ Cette force s’accroche tout de suite aux bords de la bande, poursuivit-il. Nous trouvons, sur le bord droit, d’innombrables visions d’activité physique, de violence, de meurtre, de sensualité.
Sur le bord gauche nous trouvons la spiritualité, la religion, Dieu.
Genaro et moi avons déplacé en marchant ton point d’assemblage vers les deux bords de manière à t’offrir une vue complète de cette
pile de déchets humains. ”
Don Juan répéta, comme s’il y avait réfléchi plus amplement, que les effets incroyables du silence intérieur constituaient l’un des aspects les plus mystérieux de la connaissance du voyant.
Il dit qu’une fois le silence intérieur instauré, les liens qui rattachent le point d’assemblage à l’endroit spécifique où il se situe commencent à se rompre, et le point d’assemblage est alors libre de se déplacer.
Il dit que le déplacement s’effectue d’ordinaire vers la gauche, que la préférence pour cette direction est une réaction naturelle chez la plupart des êtres humains, mais que certains voyants peuvent diriger ce mouvement vers des positions qui se trouvent au-dessous de l’endroit où le point se situe d’habitude, Les nouveaux voyants appellent ce déplacement le “ déplacement vers le bas ”.
“ Les voyants subissent également des déplacements accidentels vers le bas, poursuivit-il. Le point d’assemblage n’y demeure pas longtemps, heureusement, parce que c’est le domaine de la bête.
Se diriger vers le bas est contraire à notre intérêt, bien que ce soit extrêmement facile. ”
Don Juan me dit aussi que parmi les nombreuses erreurs de jugement commises par les anciens ,voyants, l’une des plus graves consistait à déplacer leur point d’assemblage vers la région immense du bas, ce qui fit d’eux des experts dans l’art d’adopter des formes animales.
Ils choisissaient divers animaux comme points de repère et appelaient ces animaux leur nagual.
Ils croyaient qu’en déplaçant leur point d’assemblage vers certains endroits précis ils pourraient acquérir les caractéristiques de l’animal de leur choix, sa force, sa prudence, sa ruse, son agilité ou sa férocité.
Don Juan m’affirma qu’il existe même chez les voyants d’aujourd’hui de nombreux et terribles ,exemples de pratiques de ce genre. La relative facilité avec laquelle le point d’assemblage de l’homme
se déplace vers toute position inférieure soumet les voyants à une grande tentation, surtout ceux quiont un penchant pour cela.
Il est donc du devoir du nagual d’éprouver ses guerriers.
Il me dit alors qu’il m’avait mis à l’épreuve en déplaçant mon point d’assemblage vers une position située dans la région du bas, pendant que j’étais sous l’influence d’une plante de pouvoir.
Puis il avait guidé mon point d’assemblage jusqu’à ce que je parvienne à isoler la bande d’émanations de la corneille, ce qui eut pour résultat de me transformer en corneille.
Je posai à nouveau à don Juan la question que je lui avais posée des dizaines de fois.
Je voulais savoir si je m’étais physiquement transformé en corneille ou si j’avais simplement pensé et senti comme cet animal.
Il m’expliqua qu’un déplacement du point d’assemblage vers la région du bas aboutit toujours à une transformation totale.
Il ajouta que si le point d’assemblage franchit un certain seuil crucial, le monde disparaît ; il cesse d’être ce qu’il est pour nous, à niveau d’homme.
Il admit que ma transformation fut en effet effroyable à tous égards.
Ma réaction à cette expérience lui prouva que je n’avais aucune tendance qui me poussât dans cette direction.
Si cela avait été le cas, j’aurais dû utiliser une immense énergie pour combattre et venir à bout d’un penchant à rester dans cette région du bas, que certains voyants trouvent extrêmement agréable.
Il me dit encore que tous les voyants souffrent périodiquement d’un déplacement involontaire vers le bas, mais que ce genre de déplacement devient de moins en moins fréquent à mesure que leur point d’assemblage poursuit ses déplacements vers la gauche.
Cependant, chaque fois qu’il survient, le pouvoir du voyant qui le subit diminue considérablement.
C’est un inconvénient qu’il faut du temps, et un grand effort, pour neutraliser.
“ Ces défaillances, dit-il, rendent les voyants très maussades et bornés, et, dans certains cas, très rationnels.
– Comment les voyants peuvent-ils éviter ces déplacements vers le bas ? demandai-je.
– Tout dépend du guerrier, dit-il. Certains sont naturellement portés à se livrer à leurs excentricités – toi, par exemple.
Ce sont eux qui sont durement touchés.
Pour ceux qui te ressemblent, je recommande une veille de vingt-quatre heures qu’ils doivent exercer à l’égard de tout ce qu’ils font.
Les hommes et les femmes disciplinés sont moins enclins à ce genre de déplacement; pour ceux-ci je recommanderais une veille de vingt-trois heures. ”
Tandis que don Juan parlait, je fus pris d’une colère furieuse contre lui et Genaro. Je me retrouvai soudain dans un état de rage, hurlant à leur endroit de toutes mes forces.
Ma réaction me ressemblait si peu qu’elle m’effraya.
C’était comme si j’étais un autre. Je m’arrêtai et les regardai, attendant du secours
Genaro avait pose ses mains sur les épaules de don Juan comme s’îl avait besoin d’un soutien.
Ils riaient tous les deux d’une façon irrépressible.
Je me sentis si déprimé que j’étais presque en larmes.
Don Juan vint à mes côtés. Il posa. sa main sur mon épaule d’une manière rassurante. Il me dit que le désert de Sonora, pour des raisons qu’il ne comprenait pas, nourrissait en l’homme ou en
tout autre organisme, une nette belligérance.
« Les gens peuvent dire que cela est dû à ce que l’air est trop sec ici, ou à ce qu’il y fait trop chaud.
Les voyants diraient qu’il existe ici une confluence spéciale des émanations de l’Aigle qui, comme je te l’ai déjà dit, aide le point d’assemblage à se déplacer vers le bas.
« Quoi qu’il en soit, les guerriers sont au monde pour s’exercer à être des témoins impartiaux, de façon à comprendre le mystère de notre être et à savourer la jubilation de découvrir ce que nous sommes vraiment.
C’est le but le plus élevé des nouveaux voyants.
Et tous les guerriers ne l’atteignent pas. Nous croyons que le nagual Julian ne l’a pas atteint. Il est tombé dans un traquenard, et
la Catalina aussi. »
Il me dit encore que pour être un nagual hors de pair, il faut aimer la liberté et faire preuve d’un détachement suprême.
Il m’expliqua que ce qui fait de la voie du guerrier une voie si pleine de
dangers, c’est qu’elle est à l’opposé des conditions de vie de l’homme moderne.
Il dit que l’homme moderne a quitté le royaume de l’inconnu et du
mystérieux et s’est installé dans le royaume du fonctionnel.
Il a tourné le dos à l’univers du pressentiment et de l’exultation et s’est réjoui d’accueillir l’univers de l’ennui.
« Trouver l’occasion de retourner vers le mystère du monde est parfois quelque chose de trop difficile pour les guerriers, et ils succombent; ils
tombent dans le traquenard de ce que j’ai appelé la grande aventure de l’inconnu.
Ils oublient la quête de la liberté ; ils oublient d’être des témoins impartiaux. Ils sombrent dans l’inconnu et ils aiment cela.
– Et vous croyez que je suis comme cela, n’est-ce pas ? demandai-je à don Juan.
– Nous ne le croyons pas, nous le savons, répondit Genaro. Et la Catalina en est moins dupe que quiconque.
– Pourquoi le saurait-elle ? m’enquis-je.
– Parce que tu lui plais », répliqua Genaro, en prononçant sa phrase avec une intonation comique.
J’étais sur le point de m’engager dans une discussion passionnée lorsque don Juan m’interrompit.
« Ce n’est pas la peine de s’énerver ainsi, me dit- il. Tu es comme tu es. Le combat pour la liberté est plus dur pour certaines personnes. Tu en fais partie.
« Pour être des témoins impartiaux, poursuivit-il, nous commençons par comprendre que la fixation et le déplacement du point d’assemblage constituent l’explication de ce que nous sommes et de ce qu’est le monde que nous voyons, quel que soit ce monde.
« Les nouveaux voyants disent que lorsqu’on nous a enseigné à nous parler à nous-mêmes, on nous a enseigné les moyens de nous engourdir de façon à maintenir le point d’assemblage fixé à un seul endroit. »
Genaro applaudit bruyamment et laissa échapper un sifflement perçant qui imitait le sifflet d’un entraîneur de football.
« Faisons bouger ce point d’assemblage ! hurla-t-il. Allez, allez, allez ! Bouge, bouge, bouge ! »
Nous étions encore en train de rire quand les buissons qui se trouvaient à ma droite s’agitèrent soudain.
Don Juan et Genaro s’assirent immédiatement, la jambe gauche repliée sous les fesses.
Leur jambe droite, le pied posé sur le sol et le genou en l’air, formait devant eux comme un bouclier.
Don Juan me fit signe de les imiter. Il leva les sourcils et fit du coin des lèvres une mimique de résignation.
« Les sorciers ont leurs excentricités à eux, murmura-t-il. Quand le point d’assemblage se déplace vers les régions qui se trouvent au-dessous de sa position normale, la vision des sorciers se restreint.
S’ils te voient debout, ils t’attaquent.
– Une fois, le nagual Julian m’a fait garder cette position de guerrier pendant deux jours, me chuchota Genaro. Je devais même uriner assis dans cette position.
– Et déféquer, ajouta don Juan.
– Juste », dit Genaro. Puis il me dit en chuchotant, comme s’il avait réfléchi : « J’espère que tu as déjà fait caca. Si tes intestins ne sont pas vides quand la Catalina se pointera, tu vas. chier dans ton pantalon, à moins que je ne t’apprenne à l’enlever. Si tu dois chier dans cette position, il faut que tu enlèves ton pantalon.
Il commença à m’indiquer comment manoeuvrer pour enlever mon pantalon. Il le faisait avec le plus grand sérieux et le plus grand soin.
Mon attention était tout entière concentrée sur ses mouvements. Ce fut seulement quand j’eus enlevé mon pantalon que je me rendis compte que don Juan se tordait de rire.
Je compris que Genaro se payait à nouveau ma tête. Je me préparais à me lever pour remettre mon pantalon, lorsque don Juan m’arrêta. Il riait si fort qu’il pouvait à peine articuler. Il me dit de ne pas bouger, que Genaro ne plaisantait jamais qu’à moitié, et que la Catalina se trouvait vraiment là, derrière les buissons.
Je saisis, au milieu du rire, l’urgence que comportait son ton. Je me figeai sur place.
Un bruissement dans les buissons provoqua en moi, un moment plus tard, une panique telle que j’oubliai ce qui concernait mon pantalon. Je regardai Genaro.
Il avait de nouveau son pantalon sur lui.
Il haussa les épaules.
« Je regrette, chuchota-t-il, je n’ai pas eu le temps de te montrer comment le remettre sans se lever. »
Je n’eus pas le temps de me fâcher ou de participer à leur hilarité.
Soudain, juste en face de moi, les buissons s’écartèrent, et il en sortit une créature des plus horrifiantes.
Elle était tellement bizarre que ma peur cessa.
J’étais fasciné. Ce qui se trouvait devant moi, quelle que soit son appartenance, n’était pas un être humain ; c’était quelque chose qui ne ressemblait pas même de loin à un être humain.
Cela s’apparentait plus à un reptile, à un gros insecte grotesque, ou même à un oiseau aux plumes surabondantes, fondamentalement répugnant.
Je ne lui voyais pas de jambes, uniquement une tête énorme et laide.
Le corps était sombre et revêtu de poils durs, roussâtres.
Le nez était plat et deux énormes trous latéraux lui tenaient lieu de narines.
La chose avait une sorte de bec pourvu de dents. Si horrible qu’elle fût, elle avait des yeux splendides.
Ils ressemblaient à deux points d’eau d’une transparence incroyable. Ils étaient doués de connaissance.
Ce n’étaient ni des yeux humains, ni des yeux d’oiseau, ni des yeux d’aucune espèce qu’il me soit jamais arrivé de voir.
La créature se déplaça vers ma gauche, faisant bruire les buissons.
Comme je bougeais la tête pour suivre son mouvement, je remarquai que don Juan et Genaro semblaient aussi fascinés que moi par sa présence.
Il me vint à l’esprit qu’eux non plus n’avaient jamais rien vu de pareil.
Il avait fallu un instant à la créature pour disparaître complètement.
Mais, un moment plus tard, on entendit un grondement et sa forme géante apparut de nouveau devant nous.
J’étais fasciné, et, en même temps, inquiet de n’avoir pas le moins du monde peur de cette créature et avait éprouvé ma panique de tout à l’heure.
À un moment donné, je sentis que je commençais à me lever.
Mes jambes se redressèrent contre mon gré et je me retrouvai debout, en face de la créature.
Je sentis vaguement que j’étais en train d’ôter ma veste, ma chemise et mes chaussures.
Puis je me retrouvai tout nu. Les muscles de mes jambes se tendirent en une contraction excessive-ment puissante.
Je sautai à plusieurs reprises, avec une agilité extraordinaire, puis la créature et moi courûmes à toute vitesse ensemble vers une ineffable verdure qui se trouvait au loin.
La créature courait devant moi, en se lovant, comme un serpent.
Mais je la rattrapai ensuite.
Tandis que nous courions ensemble, je pris conscience de quelque chose que je savais déjà – la créature n’était autre que la Catalina.
Soudain la Catalina en chair et en os fut à mes côtés.
Nous nous déplacions sans effort. On aurait dit que nous étions immobiles, simplement en train de poser, dans une attitude physique évoquant le mouvement et la vitesse, tandis que l’on déplaçait le paysage qui nous entourait, créant l’impression d’une très grande accélération.
Notre course se termina aussi brusquement qu’elle avait commencé, et je me trouvai seul, avec la Catalina, dans un monde différent.
Il n’y avait dans ce monde aucun caractère reconnaissable. Un éclat de lumière, intense, accompagné de chaleur, venait de ce qui semblait être le sol un sol recouvert d immenses rochers.
Du moins cela ressemblait à des rochers. Ils avaient la couleur du grès, mais ils étaient sans pesanteur. Ils ressemblaient à de gros morceaux d’éponge. Je pouvais les lancer à l’entour simplement en me penchant dessus.
Je fus pris d’une telle fascination pour ma force que j’en oubliai tout le reste.
Je m’étais imaginé, je ne sais comment, que ces masses d’une matière apparemment sans pesanteur m’opposaient une résistance.
Et c’était ma force supérieure qui les projetait à l’entour.
Je tentai de les saisir des mains, et je me rendis compte que mon corps tout entier avait changé.
La Catalina me regardait. Elle était devenue de nouveau la créature grotesque qu’elle avait été auparavant, et je l’étais devenu aussi.
Je ne pouvais pas me voir moi-même, mais je savais que nous étions tous les deux exactement pareils.
Une joie indescriptible s’empara de moi, comme si la joie était une force qui venait de l’extérieur.
Nous fîmes des cabrioles, des pirouettes, la Cata-lina et moi, et nous jouâmes jusqu’à ce que je n’éprouve plus ni pensées, ni sentiments, ni le moindre degré de conscience humaine.
J’étais, pourtant, nettement conscient.
Ma conscience était formée par une vague connaissance qui me donnait de l’assurance ; c’était une confiance sans bornes, une certitude physique de mon existence, non pas au sens d’un sentiment humain d’individualité, mais au sens d’une présence qui était tout.
Puis, soudain, tout vint s’ajuster dans une perspective humaine.
La Catalina me tenait la main. Nous marchions sur le sol du désert, au milieu des arbrisseaux du désert.
Je me rendis compte sur-le-champ, douloureusement, que les rochers du désert et les durs amas de saleté étaient horriblement pénibles pour mes pieds nus.
Nous parvînmes à un endroit sans végétation. Don Juan et Genaro se trouvaient là.Je m’assis. et m’habillai.
Mon expérience avec la Catalina retarda notre retour vers le sud du Mexique.
Elle m’avait ébranlé d’une manière indescriptible.
Dans mon état de conscience normal, je me retrouvai dédoublé.
On aurait dit que j’avais perdu un point de repère.
J’étais abattu. Je dis à don Juan que j’avais même perdu l’envie de vivre.
Nous étions assis dans la ramada de la maison de don Juan. Ma voiture était chargée de sacs et nous étions prêts pour le départ, mais mon sentiment de désespoir fut le plus fort et je me mis à pleurer.
Don Juan et Genaro riaient aux larmes. Plus je me sentais désespéré, plus ils s’amusaient.
Finalement, don Juan me fit basculer dans l’état de conscience accrue et m’expliqua que leur rire ne traduisait pas de la méchanceté de leur part, ni un sens de l’humour bizarre, mais qu’il était l’expression sincère du bonheur qu’ils éprouvaient à me voir progresser sur la voie de la connaissance.
« Je vais te dire ce que le nagual Julian nous disait quand nous étions parvenus au stade où tu te trouves, poursuivit don Juan.
Tu sauras ainsi que tu n’es pas seul.
Ce qui t’arrive en ce moment arrive à quiconque accumule assez d’énergie pour entrevoir l’inconnu. »
Il me raconta que le nagual Julian leur disait qu’ils avaient été expulsés des foyers où ils avaient vécu toute leur vie. L’une des conséquences du fait qu’ils avaient économisé de l’énergie avait été
la destruction du nid douillet mais infiniment ennuyeux et restrictif qui était le leur dans le monde de tous les jours.
Leur dépression, leur disait le nagual Julian, n’était pas, tellement due à la tristesse d’avoir perdu leur nid, mais au désagrément de devoir chercher une nouvelle résidence
« Les nouvelles résidences, dit don Juan, ne. sonpas douillettes. Mais elles sont infiniment plus spacieuses.
« Ton avis d’expulsion est arrivé sous la forme d’une forte dépression, d’une perte de l’envie de vivre, exactement comme dans notre cas.
Quand tu nous as dit que tu ne voulais pas vivre, nous n’avons pas pu nous empêcher de rire.
– Que va-t-il m’arriver maintenant ? demandai-je.
– Pour parler vulgairement, tu dois te trouver une autre piaule. »
Don Juan et Genaro entrèrent de nouveau dans un état de grande euphorie.
Chacune de leur, déclarations et de leurs remarques les faisait partir d’un rire hystérique.
« Tout cela est très simple, dit don Juan. Ton nouveau niveau d’énergie va engendrer un nouveau lieu pour loger ton point d’assemblage.
Et le dialogue des guerriers que tu poursuis avec nous chaque fois que nous nous réunissons consolidera cette nouvelle position. »
Genaro prit une expression sérieuse et me demanda d’une voix retentissante :
« As-tu chié aujourd’hui ? »
Il m’ordonna, d’un mouvement de la tête, de répondre.
« Hein ? Hein ? me demanda-t-il. Continuons notre dialogue de guerriers. »
Quand leur rire se fut calmé, Genaro me dit que je devais être conscient d’un inconvénient, à savoir que le point d’assemblage revient, de temps en temps, à sa position d’origine. Il me dit qu’en ce qui le concernait, la position normale de son point d’assemblage l’avait forcé à considérer les gens comme des êtres menaçants et souvent terrifiants.
Il se rendit compte un jour, à sa grande surprise, qu’il avait changé. Il était considérablement plus audacieux et il s’était sorti avec succès d’une situation qui l’aurait d’ordinaire plongé dans la peur et le chaos.
« Je me trouvais en train de faire l’amour, poursuivit Genaro en me faisant un clin d’oeil D’habitude, je mourais de peur des femmes. Mais un jour je me trouvai au lit avec une femme très féroce.
Cela me ressemblait si peu que lorsque je pris conscience de ce que je faisais, j’eus presque une crise cardiaque. La secousse fit revenir mon point d’assemblage à sa misérable position normale, et je dus sortir de la maison en courant, tremblant comme un lapin.
« Tu ferais bien de prendre garde au recul du point d’assemblage », ajouta Genaro, et ils se mirent de nouveau à rire.
La position du point d’assemblage sur le cocon de l’homme, m’expliqua don Juan, est maintenue par le dialogue intérieur, et pour cette raison, il s’agit, au mieux, d’une position peu solide.
C’est pourquoi les hommes et les femmes perdent aussi facilement l’esprit, surtout ceux dont le dialogue intérieur est répétitif, ennuyeux, et sans profondeur.
« Les nouveaux voyants disent que les êtres humains les plus souples sont ceux dont le dialogue intérieur est le plus varié. »
Il me dit que la position du point d’assemblage du guerrier est infiniment plus forte parce que aussitôt qu’il commence à se déplacer dans le cocon, le point d’assemblage produit une fossette dans la luminosité, une fossette qui abrite le point d’assemblage à partir de ce moment-là.
« C’est pourquoi nous ne pouvons pas dire que les guerriers perdent l’esprit, poursuivit don Juan.
S’ils doivent perdre quelque chose, ils perdent leur fossette. »
Don Juan et Genaro trouvèrent cette formule si désopilante qu’ils se roulèrent par terre de rire.
Je demandai à don Juan de m’expliquer l’expérience que j’avais vécue avec la Catalina. Ils éclatèrent encore une fois de rire tous les deux.
« Les femmes sont certainement plus bizarres que les hommes, dit enfin don Juan.
Le fait qu’elles aient un orifice supplémentaire entre les jambes font qu’elles tombent en proie à d’étranges influences.
Des forces étranges, puissantes, prennent possession d’elles à travers cet orifice.
C’est seulement ainsi que je réussis à comprendre leurs excentricités. »
Il demeura silencieux un moment et je lui demandai ce qu’il voulait dire.
« La Catalina est venue.à nous sous la forme d’un ver géant », répondit-il.
L’expression qu’avait prise don Juan pour dire cela et le rire explosif de Genaro me plongèrent dans une complète hilarité.
Je ris à en être presque malade.
Don Juan dit que la Catalina était douée d’un talent si extraordinaire qu’elle pouvait faire tout ce qu’elle voulait dans le royaume de la bête.
Son incomparable performance avait été motivée par ses affinités avec moi.
Comme conséquence finale de tout cela, la Catalina avait entraîné avec elle mon point d’assemblage.
« Qu’avez-vous fait tous les deux, en tant que vers ? » me demanda Genaro en me donnant une claque dans le dos.
Don Juan semblait sur le point de s’étouffer de rire.
« C’est pour cela que j’ai dit que les femmes étaient plus bizarres que les hommes, remarquat-il enfin.
– Je ne suis pas d’accord avec toi, dit Genaro à don Juan. Le nagual Julian n’avait pas d’orifice supplémentaire entre les jambes et il était plus étrange que la Catalina.
Je crois qu’elle a appris de lui le numéro du ver. Il le lui faisait. »
Don Juan se mit à sauter sur place comme un enfant qui se retient de mouiller sa culotte.
Quand il se calma un peu, don Juan me dit que le nagual Julian avait un don pour susciter et exploiter les situations les plus curieuses. Il me dit aussi que la Catalina m’avait donné un magnifique exemple du déplacement vers le bas.
Elle m’avait permis de la voir comme l’être dont elle avait emprunté la forme en déplaçant son point d’assemblage, et elle m’avait ensuite aidé à déplacer le mien jusqu’à la position qui lui conférait son apparence monstrueuse.
« L’autre maître du nagual Julian, poursuivit don Juan, lui enseigna comment atteindre des endroits spécifiques dans l’immensité de la région du bas. Aucun de nous n’était capable de l’y suivre, mais tous les membres de son clan le faisaient, surtout la Catalina et la voyante qui l’enseignait. »
Don Juan dit encore qu’un déplacement vers le bas entraînait une vision qui n’était pas celle d’un autre monde au sens propre, mais celle de notre monde quotidien lui-même, vu sous un autre angle.
Il ajouta que je devais, pour voir un autre monde, percevoir une autre grande bande des émanations de l’Aigle.
Puis il mit fin à son explication.