Don Juan poursuivit son explication, plusieurs jours après, dans sa maison du Mexique du Sud.
Il m’emmena dans la grande pièce. C’était en début de soirée. La pièce était plongée dans l’obscurité.Je voulus allumer les lampes à pétrole mais don Juan m’en empêcha.
Il me dit que je devais permettre au son de sa voix de déplacer mon point d’assemblage de manière à ce qu’il luise sur les émanations de la concentration totale et de la remémoration totale.
Il me dit ensuite que nous allions parler des grandes bandes d’émanations.
Il s’agissait pour lui d’une autre découverte clé des anciens voyants,
mais qu’ils avaient, dans leur aberration, reléguée dans l’oubli, jusqu’à ce qu’elle soit repêchée par les nouveaux voyants.
« Les émanations de l’Aigle, dit-il, sont toujours groupées en faisceaux.
Les anciens voyants qualifiaient ces faisceaux de grandes bandes d’émanations.
Ce ne sont pas vraiment des bandes, mais le nom est resté.
« Il existe, par exemple, un faisceau immense qui engendre les êtres organiques.
Les émanations de cette bande organique ont un caractère un peu pelucheux.
Elles sont transparentes et sont dotées d’une lumière unique, qui leur est propre, d’une énergie singulière.
Elles sont conscientes, elles bondissent.
Voilà pourquoi tous les êtres organiques sont remplis d’une énergie singulière, dévorante.
Les autres bandes sont plus sombres, moins pelucheuses. Certaines d’entre elles sont tout à fait dépourvues de lumière mais ont une propriété distinctive d’opacité.
– Voulez-vous dire que tous les êtres organiques renferment, à l’intérieur de leur cocon, le même genre d’émanations ? demandai-je.
– Non. Ce n’est pas ce que je veux dire. Ce n’est pas si simple que cela, en réalité, bien que les êtres organiques appartiennent à la même grande bande.
Considère-là comme une bande infiniment large de filaments lumineux, de cordes lumineuses sans fin.
Imagine que dans cette bande de vie organique des bulles se forment autour des filaments lumineux, au centre de la bande, et d’autres près des bords ; la bande est assez large et dispose d’un espace suffisant pour contenir toutes les espèces d’êtres organiques.
Étant donné cette disposition, les bulles qui se trouvent près des bords de la bande manquent complètement les émanations qui se trouvent au centre de la bande et auxquelles ne sont associées que des bulles alignées avec le centre.
De même, les bulles Situées au centre manquent les émanations qui se trouvent sur les bords.
Comme tu le vois, les êtres organiques partagent les émanations d’une même bande ; les voyants voient pourtant qu’au sein de cette bande organique il existe des êtres aussi différents les uns des autres qu’il est possible de l’être.
– Existe-t-il beaucoup de ces grandes bandes ? demandai-je.
– Autant que l’infinité elle-même, répondit-il.
Les voyants ont toutefois découvert qu’il n’y a sur la terre que quarante-huit de ces bandes.
– Qu’est-ce que cela signifie, don Juan ?
– Cela signifie, pour les voyants, qu’il existe quarante-huit types différents d’organisations sur la terre, quarante-huit types de faisceaux ou de structures. La vie organique constitue l’un d’entre eux.
– Cela veut-il dire qu’il existe quarante-huit de ses types de vie non organique ?
– Non, pas du tout. Les anciens voyants ont compté sept bandes donnant naissance.
A des bulles de conscience non organiques.
Il existe, en d’autres termes, quarante bandes qui engendrent des bulles dépourvues de conscience ; il s’agit de bandes qui ne produisent que de l’organisation.
« Considère les grandes bandes comme des arbres.
Toutes sont porteuses de fruits ; elles produisent des contenants remplis d’émanations; mais seuls huit de ces arbres portent des fruits comestibles, c’est-à-dire des bulles de perception .
Sept d’entre eux portent des fruits aigres mais néanmoins comestibles et un seul porte le fruit le plus juteux, le plus succulent qui soit. »
Il rit et me dit qu’il avait adopté, pour sa comparaison, le point de vue de l’Aigle pour qui les bulles de conscience organiques représentaient
les morceaux les plus délectables.
« Qu’est-ce qui fait que ces huit bandes engendrent la conscience ? demandai-je.
– L’Aigle donne la conscience par le moyen de ses émanations », répondit-il.
Sa réponse me porta à discuter avec lui. J’arguai que le fait de dire que l’Aigle donne la conscience par le moyen de ses émanations revient à ce qu’un homme religieux dirait de Dieu, à savoir que Dieu donne la vie à travers l’amour. Cela n’a aucun sens.
« Les deux propositions ne relèvent pas du même point de vue, dit-il avec patience.
Je crois pourtant qu’elles signifient la même chose.
La différence entre les deux réside en ce que les voyants voient comment l’Aigle donne la conscience par le moyen de ses émanations, alors que les hommes religieux ne voient pas comment Dieu donne la vie à travers son amour. »
Il me dit que l’Aigle donne la conscience par l’intermédiaire de trois gerbes géantes d’émanations qui traversent huit grandes bandes.
Ces gerbes sont très singulières car elles donnent aux voyants une sensation de couleur.
L’une paraît beige-rose un peu comme la lumière des réverbères roses ;
une autre semble couleur de pêche, comme les lumières fluorescentes jaune clair ;
et la troisième semble être couleur d’ambre, comme le miel clair.
Alors, quand les voyants voient que l’Aigle donne la conscience par le moyen de ses émanations, cela consiste à voir une couleur.
Les hommes religieux ne voient pas l’amour de Dieu, mais s’ils le voyaient ils sauraient qu’il est soit rose, soit couleur de pêche, soit couleur d’ambre.
« L’homme, par exemple, est attaché à la gerbe couleur d’ambre, mais d’autres êtres le sont aussi. »
Je voulus savoir quels êtres partageaient ces émanations avec l’homme.
« Tu devras découvrir toi-même ce genre de détails à travers ton propre voir, dit-il.
Il est inutile que je te dise quels sont ces détails ; cela ne servirait qu’à te faire dresser un nouvel inventaire.
Qu’il me susse de te dire que de découvrir cela tout seul sera l’une des choses les plus passionnantes que tu auras jamais à faire.
– Les gerbes roses et couleur de pêche sont elles également présentes chez l’homme ? demandai-je.
– Jamais. Ces émanations appartiennent aux autres êtres vivants », répondit-il.
Je me préparai à poser une question, mais il me fit signe de m’arrêter, par un mouvement énergique de la main.
Puis il s’absorba dans ses pensées. Nous restâmes longtemps plongés dans un silence total.
« Je t’ai dit que la lueur de la conscience est de diverses couleurs chez l’homme, dit-il enfin.
Ce que je ne t’ai pas dit alors, parce que nous n’étions pas encore arrivés à ce sujet, c’était qu’il ne s’agit pas de couleurs mais de nuances d’ambre. »
Il me dit que la gerbe de conscience couleur d’ambre comporte une infinité de variantes subtiles qui indiquent toujours des différences de qualité de la conscience.
Le rose et le vert pâle sont les nuances les plus courantes de la couleur d’ambre. Le bleu est moins courant, mais la pure
couleur d’ambre est de loin la plus rare des nuances.
« Qu’est-ce qui détermine les nuances spécifiques de la couleur d’ambre ?
– Selon les voyants, c’est la quantité d’énergie économisée et conservée qui détermine la nuance.
D’innombrables guerriers ont commencé par la nuance rose ordinaire de la couleur d’ambre et ont fini par la couleur d’ambre la plus pure.
C’est le cas de Genaro et de Silvio Manuel.
– Quelles sont les formes de vie qui relèvent des gerbes de conscience roses et couleur de pêche ?
– Les trois gerbes, avec toutes leurs nuances, s’entrecroisent sur les huit bandes, répondit-il.
Dans la c, la gerbe rose est, pour l’essentiel, propre aux plantes, la bande couleur de pêche est propre aux insectes, et la bande couleur d’ambre est propre à l’homme et aux autres animaux.
« C’est la même chose pour les bandes non organiques. Les trois gerbes de conscience engendrent des espèces spécifiques d’êtres non organiques dans chacune des sept grandes bandes. »
Je lui demandai de me parler plus en détail des espèces d’êtres non organiques qui existaient.
« Cela aussi est une chose que tu dois voir toi-même, dit-il.
Les sept bandes et ce qu’elles engendrent sont en effet inaccessibles à la raison humaine mais pas au voir de l’homme. »
Je lui dis que je ne saisissais pas très bien son explication sur les grandes bandes, parce que j’avais été forcé, par sa description, à les imaginer comme des gerbes indépendantes de cordes, ou même comme des bandes plates pareilles à des courroies de transport.
Il m’expliqua que les grandes bandes ne sont ni plates ni cylindriques mais groupées d’une façon impossible à décrire, comme un tas de foin qui garde sa cohésion entre ciel et terre par la force du geste qui l’a lancé à la fourche.
Ainsi, il n’y a pas un ordre des émanations ; dire qu’il existe une partie centrale ou qu’il existe des bords est trompeur, mais nécessaire à la compréhension.
Poursuivant, il m’expliqua que les êtres non organiques, engendrés par les sept autres bandes de conscience, se caractérisent par un contenant dépourvu de mouvement; il s’agit.plutôt d’un réceptacle informe, avec un degré très bas de luminosité.
Il ne ressemble pas au cocon des êtres organiques. Il lui manque cette tension, ce gonflement qui fait ressembler les êtres organiques à des boules regorgeant d’énergie.
Don Juan me dit que la seule similitude entre les êtres organiques et les êtres non organiques réside dans le fait qu’ils contiennent tous les deux les émanations roses, couleur de pêche ou d’ambre qui donnent la conscience.
« Dans certaines circonstances, ces émanations permettent une communication des plus fascinantes entre les êtres de ces huit grandes bandes. »
Il me raconta que les êtres organiques, dont le champ d’énergie est le plus grand, prennent en général l’initiative de la communication avec des êtres non organiques, mais que les êtres non organiques ont toujours pour apanage la poursuite subtile et perfectionnée des opérations.
Une fois que la barrière est franchie, les êtres non organiques changent et deviennent ce que les voyants désignent sous le nom d’alliés.
Dès lors, les êtres non organiques sont capables d’aller au-devant des pensées, des humeurs ou des craintes les plus subtiles du voyant.
« Les anciens voyants furent fascinés par ce dévouement de leurs alliés, poursuivit-il.
On dit que les anciens voyants pouvaient faire faire ce qu’ils voulaient à leurs alliés.
Cela faisait partie des raisons qui les poussaient à croire à leur propre invulnérabilité. Ils ont été leurrés par leur suffisance.
Les alliés n’ont de pouvoir que si le voyant qui les voit est un parangon d’impeccabilité ; et ces anciens voyants ne l’étaient tout simplement pas.
– Y a-t-il autant d’êtres non organiques que d’organismes vivants ? », demandai-je.
Il me dit que les êtres non organiques ne sont pas aussi nombreux que les êtres organiques, mais que cela est compensé par le nombre supérieur de bandes de conscience non organiques par rapport aux bandes de conscience organiques.
Il existe, également, un plus grand nombre de différences parmi les êtres non organiques que parmi les organismes parce que les organismes ne relèvent que d’une seule bande tandis que les êtres non organiques se répartissent sur sept bandes.
« De plus, les êtres non organiques vivent infiniment plus longtemps que les organismes, poursuivit-il. C’est ce fait qui a incité les anciens voyants à concentrer leur voir sur les alliés, pour des raisons dont je te parlerai plus tard. »
Il me dit que les anciens voyants furent également amenés à comprendre que c’est l’énergie intense des organismes et l’intense développement consécutif de leur conscience qui en font des morceaux de choix pour l’Aigle.
Les anciens voyants pensaient que c’était par gourmandise que l’Aigle engendrait autant d’organismes que possible.
Il m’expliqua ensuite que les quarante autres bandes n’engendrent aucune conscience, mais une configuration d’énergie inanimée.
Les anciens voyants choisirent de désigner tout ce qu’engendrent ces bandes par le mot de « vaisseaux ».
Alors que les cocons et les contenants sont des champs de conscience composée d’énergie, ce qui explique leur luminosité indépendante, les vaisseaux sont des réceptacles rigides, qui contiennent des émanations sans être des champs de conscience composée d’énergie.
Leur luminosité vient seulement de l’énergie des émanations qu’ils contiennent.
« Tu dois garder à l’esprît que tout, sur terre, est enfermé, poursuivit-il.
Tout ce que nous percevons, quelle qu’en soit la nature, est formé par des parties de cocons ou de vaisseaux comportant des émanations.
Nous ne percevons pas du tout, d’habitude, les contenants des êtres non organiques. »
Il me regarda, attendant un signe d’intelligence. Lorsqu’il comprit que je ne lui donnerais pas satisfaction, il continua son explication.
« Le monde dans sa totalité est composé de quarante-huit bandes, dit-il. Le monde qu’assemble notre point d’assemblage pour notre perception normale est formé de deux bandes; l’une est la bande organique et l’autre est une bande qui ne comporte qu’une structure, mais pas de conscience.
Les quarante-six autres grandes bandes ne font pas partie du monde que nous percevons en temps normal. »
Il se tut à nouveau, dans l’attente d’une question pertinente. Je n’en avais aucune.
« Notre point d’assemblage peut assembler d’autres mondes , complets, dit-il.
Les anciens voyants en comptaient sept, à part le monde de tous les jours, un pour chaque bande de conscience.
J’ajouterai qu’en dehors du monde de la vie de tous les jours, deux de ces mondes sont faciles à assembler ; pour les cinq autres, c’est une
autre histoire. »