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« En te parlant de mon envie, poursuivit-il, je tente de t’indiquer quelque chose de très important, à savoir que la position de notre point d’assemblage dicte notre manière de nous comporter et la nature de nos sentiments.
« Mon grand défaut, à cette époque, était de ne pas pouvoir comprendre ce principe.
J’étais sans expérience. Je vivais par le biais de ma suffisance, comme tu le fais, parce que c’était là que se situait mon point d’assemblage.
Vois-tu, je n’avais pas encore appris que, pour déplacer ce point, il faut instaurer de nouvelles habitudes, vouloir qu’il se déplace.
Quand il s’est déplacé effectivement, ce fut comme si je venais de découvrir que le seul moyen de traiter avec des guerriers hors de pair comme mon benefactor consiste à être dépourvu de suffisance, de façon à pouvoir les célébrer impartialement. »
Il me dit qu’il existe deux types de découvertes.
Le premier ne consiste qu’en des discours pleins d’allant, en de grands accès d’émotion, et rien de plus.
L’autre résulte d’un déplacement du point d’assemblage ; il n’est pas associé à un accès émotionnel mais à l’action.
Les découvertes émotionnelles viennent des années après que les guerriers ont consolidé, par l’usage, la nouvelle position de leur point d’assemblage.
« Le nagual Julian nous conduisait tous sans relâche vers ce type de déplacement, poursuivit don Juan.
Il obtenait de nous tous une coopération et une participation totales pour ses drames plus vrais que nature.
Son drame mettant en scène l’homme jeune, sa femme et leur geôlier, par exemple, suscitait en moi un intérêt et une attention sans partage.
L’histoire du vieil homme qui était jeune me semblait très conséquente.
J’avais vu de mes propres yeux l’homme à l’apparence monstrueuse, ce qui signifiait que l’homme jeune bénéficiait de mon adhésion indéfectible. »
Don Juan ajouta que le nagual Julian était un magicien, un prestidigitateur qui pouvait manier la force du vouloir à un degré qui serait incompréhensible pour l’homme ordinaire.
Ses drames comportaient des personnages magiques, appelés par la force de l’intention, comme l’être non organique qui pouvait adopter une forme humaine grotesque.
« Le pouvoir du nagual Julian était si impeccable qu’il pouvait forcer à se déplacer le point d’assemblage de n’importe quelle personne et aligner des émanations qui lui faisaient percevoir tout ce que voulait le nagual Julian.
Il pouvait, par exemple, apparaître très vieux ou très jeune pour son âge selon ce qu’il voulait accomplir.
Et ceux qui connaissaient le nagual ne pouvaient dire qu’une chose a propos de son âge, à savoir qu’il variait.
Au cours des trente-deux ans où je l’ai connu, il n’était parfois pas beaucoup plus âgé que tu ne l’es maintenant, et parfois si pitoyablement vieux qu’il ne pouvait même pas marcher. »
Don Juan-me raconta que, sous la conduite de son benefactor, son point d’assemblage se déplaçait de façon imperceptible et pourtant profonde.
Un jour, par exemple, il se rendit compte qu’il était habité par une peur qui, d’une part, n’avait aucun sens pour lui et, d’autre part, lui était tout à fait compréhensible.
« J’avais peur de perdre, par stupidité, ma chance d’être libre, et de revivre la vie de mon père.
« Il n’y avait rien à redire, remarque, à la vie de mon père. Il vécut et mourut ni mieux ni plus mal que la plupart des hommes ; ce qui compte, c’est que mon point d’assemblage s’était déplacé et que je me suis rendu compte un jour que la vie et la mort de mon père n’avaient pas valu tripette, que ce soit pour les autres ou pour lui-même.
« Mon benefactor me dit que mon père et ma mère avaient vécu uniquement pour m’engendrer, et que leurs propres parents avaient fait de même envers eux.
Il ajouta que les guerriers étaient différents parce qu’ils déplacent assez leur point d’assemblage pour prendre conscience du prix
énorme qu’a coûté leur vie.
Ce déplacement leur donne le respect et l’admiration mêlée de crainte que leurs parents n’ont jamais éprouvés à l’égard de la vie en général, ou envers le fait d’être vivant en particulier. »
Don Juan me dit que non seulement le nagual Julian réussissait à guider ses apprentis de manière à ce qu’ils déplacent leur point d’assemblage, mais qu’il prenait un plaisir fou en le faisant.
« Il s’amusa certainement infiniment avec moi, poursuivit don Juan.
Quand les autres voyants de mon clan commencèrent à arriver, des années plus tard, j’attendais avec impatience, même moi, les situations absurdes qu’il créait et qu’il faisait évoluer à l’intention de chacun d’entre eux.
« Quand le nagual Julian a quitté le monde, la joie s’en est allée avec lui pour ne plus jamais revenir.
Genaro nous réjouit parfois, mais personne ne peut remplacer le nagual Julian.
Ses drames étaient toujours plus vrais que nature. Je t’assure que nous ne savions pas ce qu’était l’amusement avant d’avoir vu ce qu’il faisait quand certains de ces drames se retournaient contre lui. »
Don Juan se leva de son banc préféré. Il se tourna vers moi.
Ses yeux étaient brillants et paisibles.
« Si jamais tu es assez sot pour échouer dans ta tâche, me dit-il, il faut au moins que tu aies suffisamment d’énergie pour déplacer ton point d’assemblage de façon à pouvoir arriver jusqu’à ce banc.
Assieds-toi alors ici un instant, libre de pensées et de désirs; où que je sois, j’essaierai de venir t’y chercher.
Je te promets que j’essaierai. »
Puis il éclata d’un grand rire, comme si la portée de sa promesse était trop absurde pour être crédible.
« On devrait prononcer ce genre de paroles en fin d’après-midi, dit-il, toujours en riant.
Jamais le matin. Le matin rend optimiste et ces paroles perdent leur sens. »
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