Tout, en moi, voyait


« Nous, les êtres humains, nous sommes des individus qui perçoivent, dit-il.
Et nous percevons parce que certaines émanations intérieures au cocon de l’homme s’alignent avec certaines émanations extérieures. 
L’alignement constitue donc le passage secret et l’impulsion de la terre est la clé.
« Genaro veut que tu observes le moment de l’alignement. Regarde-le ! »
Genaro se leva comme un forain et salua, puis il nous montra qu’il n’avait rien dans les manches ni dans ses jambes de pantalon.
Il ôta ses chaussures et les secoua pour montrer qu’il n’y avait rien de caché là non plus.
 
Don Juan riait avec un total abandon. 
 
Genaro leva et baissa les bras.
Le mouvement produisit en moi une fixation immédiate Je sentis que nous nous levions soudain tous les trois et que nous nous éloignions de la place en marchant, tandis qu’ils m’entouraient.
Comme nous poursuivions notre marche, je perdis ma vision périphérique.
Je ne distinguai plus de maisons ou de rues.
Je ne remarquai plus non plus ni montagnes ni végétation.
Je me rendis compte à un moment donné que je ne voyais pas non plus don Juan ou Genaro ; je voyais, à la place, deux gerbes de lumière qui se déplaçaient de haut en bas à mes côtés.
J’éprouvai une panique instantanée, que je contrôlai immédiatement.
J’eus la curieuse impression – mais je la connaissais bien – que j’étais moi-même et qu’en même temps je ne l’étais pas.
 
J’étais cependant conscient de tout ce qui m’entourait grâce à une aptitude à la fois étrange et extrêmement familière. 
 
Le spectacle du monde se présenta à moi tout d’un coup. 
 
Tout, en moi, voyait; la totalité de ce que j’appelais mon corps, lorsque je me trouvais dans mon état de conscience normale, avait la capacité de saisir les choses, comme s’il était un oeil immense qui discernait tout. 
 
Ce que je distinguai pour commencer, après avoir vu les deux taches de lumière, fut un monde d’un violet-pourpre vif fait de quelque chose qui ressemblait à des panneaux et à des voûtes de couleur. 
 
Il y avait partout des panneaux plats, semblables à des écrans, composés de cercles concentriques irréguliers.
Je me sentis soumis tout entier à une forte pression, puis j’entendis une voix à mon oreille. 
 
J’étais en train de voir. La voix me dit que la pression était due à l’acte de se déplacer. 
 
Je me déplaçais avec don Juan et Genaro. 
 
Je ressentis une faible secousse, comme si j’avais brisé une barrière de papier, et je me trouvai devant un monde luminescent.
 
De la lumière rayonnait de partout, mais elle n’était pas éblouissante. 
 
On aurait dit que le soleil se préparait à surgir derrière quelques nuages blancs et diaphanes. 
 
Mon regard plongeait dans la source de la lumière. C’était un beau spectacle. 
 
Il n’y avait pas de masses de terre, seulement de la lumière et des nuages blancs pelucheux.
 
Puis quelque chose m’emprisonna de nouveau. 
 
Je me déplaçais à la même allure que les deux taches de lumière qui étaient à mes côtés. 
 
Elles commencèrent progressivement à perdre leur brillant, puis devinrent opaques, et redevinrent enfin don Juan et Genaro. 
 
Nous marchions le long d’une rue déserte, loin de la place.
Puis nous âmes demi-tour.
« Genaro vient de t’aider à aligner tes émanations avec celles des émanations en liberté qui appartiennent à une autre bande, me dit don Juan. 
 
L’alignement doit être un acte très tranquille, imperceptible. Pas d’envolée, pas de grand tapage. »
Il me dit que la modération nécessaire pour permettre au point d’assemblage d’assembler d’autres mondes ne peut pas s’improviser. 
La modération doit être mûre et devenir une force en soi avant que les guerriers puissent franchir la barrière de la perception impunément. 
Nous nous approchions de la place publique. Genaro n’avait pas ouvert la bouche. Il marchait en silence, comme absorbé dans ses pensées.
Juste avant que nous débouchions sur la place, don Juan me dit que Genaro voulait me montrer une chose encore : il voulait me montrer que la position du point d’assemblage est tout, et que le monde qu’elle nous fait percevoir est si réel qu’il ne laissé de place à rien d’autre qu’au réel.
 
« Genaro va pousser son point d’assemblage à assembler un autre monde rien que pour toi, me dit don Juan.
Tu te rendras compte alors que pendant qu’il perçoit ce monde, la force de sa perception ne laissera de place à rien d’autre. »
Genaro se mit à marcher devant nous et don Juan m’ordonna de rouler les yeux dans le sens contraire des aiguilles d’une montre pendant que je regardais Genaro, pour éviter d’être entraîné avec lui.
Je lui obéis. Genaro était à cinq ou six pieds de moi. Soudain sa silhouette devint diffuse et il disparut, en un instant, comme une bouffée d’air.
Je pensai aux films de science-fiction que j’avais vus et je me demandai si notre subconscient est averti de nos possibilités.
« Genaro est séparé de nous en ce moment par la force de la perception, dit calmement don Juan.
Quand le point d’assemblage assemble un monde, ce monde est total.
Voilà le prodige sur lequel sont tombés les anciens voyants sans jamais comprendre sa nature : la conscience de la terre peut
nous donner une impulsion qui nous sert à aligner d’autres grandes bandes d’émanations, et la force de ce nouvel alignement fait disparaître le monde.
« Chaque fois que les anciens voyants opéraient un nouvel alignement, ils croyaient qu’ils étaient descendus dans les profondeurs du bas ou qu’ils étaient montés dans les cieux du haut. 
Ils n’ont jamais compris que le monde s’évanouit comme une bouffée d’air quand un alignement nouveau et total nous fait percevoir un autre monde total. »
 
 
La force roulante
Don Juan se préparait à commencer son explication sur le mystère de la conscience, mais il changea d’avis et se leva. Nous étions restés assis dans la grande pièce, observant un moment de silence.
« Je veux que tu tentes de voir les émanations de l’Aigle, dit-il. Il faut d’abord, pour cela, que tu déplaces ton point d’assemblage jusqu’à ce que tu voies le cocon de l’homme. »
Nous allâmes à pied de la maison jusqu’au centre de la.ville. Nous nous assîmes sur un banc usé, vide, devant l’église.
C’était en début d’après-midi ; la journée était ensoleillée, il y avait du vent, et un tas de gens fourmillaient autour de nous.
Il répéta, comme s’il voulait me le faire entrer en tête à la foreuse, que l’alignement est une force unique parce qu’elle peut soit aider le point d’assemblage à se déplacer, soit le maintenir fixé à sa position ordinaire. 
Il dit que l’aspect de l’alignement qui maintient le point immobile est le vouloir; et l’aspect qui provoque son déplacement est l’intention. 
Comme le vouloir, la force d’alignement impersonnelle, se transforme en intention, la force personnalisée qui est au service de chaque individu, c’est, observa-t-il, un des mystères les plus obsédants qui soient.
« Le plus étrange, dans ce mystère, c’est que la transformation soit si facile à accomplir, poursuivit-il. 
 
Mais ce qui est moins facile, c’est de nous convaincre nous-mêmes qu’elle est possible. 
C’est cela, cela même, qui constitue notre cran de sécurité. Nous devons être convaincus. Et personne de nous ne veut l’être. »
Il me dit ensuite que je me trouvais dans mon état de conscience la plus aiguë et qu’il m’était possible d’avoir l’intention que mon point d’assemblage se déplace plus profondément au sein de mon côté gauche, jusqu’à une position de rêve.
Il me dit que les guerriers ne devraient jamais essayer de voir sans être aidés par le rêve.
J’arguai que m’éndormir en public n’était pas mon fort.
Il précisa son propos, en me disant que déplacer le point d’assemblage de son cadre naturel et le maintenir fixé à un autre emplacement, c’est dormir ; les voyants apprennent, par la pratique, à dormir et à se comporter pourtant comme si de rien n’était.
Il ajouta, après une brève pause, que pour voir le cocon de l’homme, il faut contempler les gens par derrière, pendant qu’ils s’éloignent en marchant.
Il est inutile de contempler les gens face à face, parce que le devant du cocon en forme d’oeuf de l’homme est pourvu d’un écran de protection, que les voyants appellent la plaque antérieure.
Il s’agit d’un écran pratiquement inattaquable, inébranlable, qui nous protège toute notre vie contre l’assaut d’une force singulière qui provient des émanations elles-mêmes.
Il me dit également de ne pas m’étonner si mon corps était raide, comme gelé ; il déclara que j’allais me sentir, à beaucoup d’égards, comme quelqu’un qui se trouve debout au milieu d’une pièce, regardant la rue par une fenêtre, et que la rapi-dité était essentielle, car les gens allaient se déplacer très vite devant ma fenêtre destinée à voir. 
 
Il me dit ensuite de me détendre les muscles, de faire taire mon dialogue intérieur, et de laisser mon point d’assemblage dériver sous l’emprise du silence intérieur. 
 
Il m’exhorta a me frapper, doucement, mais fermement le flanc droit, entre l’os iliaque et la cage thoracique.
 
Je le fis trois fois et je m’endormis profondément. 
 
C’était un état de sommeil très particulier. Mon corps était endormi, mais j’étais parfaitement conscient de tout ce qui se passait. 
 
J’entendais don Juan qui me parlait et je suivais chacune de ses phrases comme si j’étais éveillé, mais il m’était impossible de faire le moindre mouvement avec mon corps.
 
Don Juan me dit qu’un homme allait passer devant ma fenêtre destinée à voir et que je devais essayer de le voir.
 
Je tentai sans succès de bouger la tête, puis une forme brillante, ressemblant à un oeuf, apparut. 
 
Elle était resplendissante. Je fus impressionné par cette vision et, avant que je me sois remis de ma surprise, elle avait disparu. Elle s’était éloignée en flottant, en dansant de haut en bas.
 
Tout avait été si brusque et si rapide que j’en ressentis de la frustration et de l’impatience. 
 
Je sentis que je commençais à me réveiller. 
 
Don Juan me parla à nouveau et m’exhorta à me détendre. 
 
Il me dit que je n’avais ni le droit ni le temps d’être impatient. 
 
Un autre être lumineux apparut soudain et disparut en s’éloignant. Il semblait être formé d’une touffe blanche fluorescente.
 
Don Juan me chuchota à l’oreille que, si je le voulais, mes yeux pouvaient ralentir tout ce sur quoi ils se fixaient. 
 
Puis il me prévint qu’un autre homme arrivait. 
 
Je me rendis compte à cet instant qu’il y avait deux voix. 
 
Celle que je venais d’entendre était la même que celle qui m’avait engagé à être patient. 
 
C’était celle de don Juan. 
 
L’autre, celle qui m’avait dit de me servir de mes yeux pour ralentir le mouvement, était la voix de voir.
 
Cet après-midi-là je vis dix êtres lumineux au ralenti. 
 
La voix de voir me conduisait à regarder en eux tout ce que don Juan m’avait dit sur la lueur de la conscience. 
 
Il y avait, sur le côté droit de ces créatures lumineuses en forme d’oeuf une bande verticale qui avait une lueur couleur d’ambre plus intense et qui représentait peut-être un dixième du volume total du cocon. 
 
La voix me dit qu’il s’agissait de la bande de conscience de l’homme. 
 
La voix m’indiqua un point situé sur la bande de l’homme, un point qui brillait intensément ; il se trouvait au haut des formes oblongues, presque sur leur sommet, à la surface du cocon ; la voix me dit que c’était le point d’assemblage.
 
Lorsque je voyais chacune des créatures lumineuses de profil, du point de vue de sa masse, sa silhouette en forme d’oeuf ressemblait à un yo-yo asymétrique géant qui se tenait sur le côté, ou à un pot presque rond qui reposait sur le flanc, avec son couvercle. 
 
La partie qui ressemblait à un couvercle était la plaque antérieure, elle représentait environ un cinquième de l’épaisseur du cocon entier.
 
J’aurais aimé continuer à voir ces créatures, mais don Juan me dit que je devais à présent contempler les gens face à face et soutenir mon regard jusqu’à ce que j’aie brisé la barrière et que je voie les émanations.
 
J’obéis à son injonction. 
 
Presque sur-le-champ, je vis un ensemble impressionnant, extrêmement brillant, de fibres de lumière, vivantes, irrésistibles. 
C’était une vision éblouissante qui me fit perdre l’équilibre immédiatement.
Je tombai sur le côté, sur l’allée de ciment.
De là, je vis les fibres de lumière irrésistibles se multiplier. 
 
Elles éclatèrent en s’ouvrant, donnant naissance à des myriades de nouvelles fibres. 
 
Mais, si irrésistibles qu’elles fussent, les fibres n’empiétaient pas vraiment sur ma vision ordinaire. 
Il y avait une foule de gens allant à l’église.
Je ne les voyais plus. Il y avait autour du banc un certain nombre de femmes et d’hommes.
Je voulus fixer mes yeux sur eux, mais je remarquai la manière dont une de ces fibres de lumière se gonfla brusquement.
Elle devint semblable à une boule de feu, de sept pieds de diamètre environ.
Elle roula vers moi. Mon premier élan fut de me rouler hors de sa portée.
Mais la boule m’avait touché avant que j’aie même pu bouger un muscle.
Je le sentis aussi nettement que si quelqu’un m’avait donné un léger coup de poing à l’estomac.
Un instant plus tard, je fus frappé, avec une force considérablement plus puissante, par une autre boule de feu, puis don Juan me donna une claque vraiment violente sur la joue, de la paume de la main.
Je bondis sur mes pieds, sans le vouloir, et perdis de vue les fibres de lumière et les ballons qui me cognaient.
Don Juan me dit que j’avais supporté avec succès ma première brève rencontre avec les émanations de l’Aigle, mais que quelques bousculades infligées par le culbuteur avaient dangereusement élargi mon trou.
Il ajouta que les boules qui m’avaient frappé étaient désignées comme la « force roulante », ou le « culbuteur ».