La force roulante


Il me dit que pour les nouveaux voyants des temps modernes, l’idée de rester sur le carreau, après une vie de discipline et de labeur, tout comme des hommes qui n’ont jamais eu de leur vie un moment de réflexion, était intolérable.
Don Juan me dit que ces nouveaux voyants comprirent, après avoir repris leur tradition, que les anciens voyants avaient eu une connaissance complète de la force roulante : les anciens voyants avaient conclu, à un certain stade, que la même force comportait, effectivement, deux aspects différents.
L’aspect qui est propre à faire culbuter est exclusivement lié à la destruction et à la mort.
 
L’aspect circulaire, d’autre part, est ce qui entretient la vie et la conscience, l’accomplissement et la résolution. 
Ils avaient cependant choisi de n’avoir affaire qu’à l’aspect qui fait culbuter.
« Comme ils contemplaient en équipe, les nouveaux voyants purent voir la séparation qui se trouve entre l’aspect qui fait culbuter et l’aspect circulaire, m’expliqua-t-il. 
Ils virent que les deux forces sont fondues, mais ne sont pas identiques.
La force circulaire vient à nous juste avant la force qui fait culbuter ; elles sont si proches l’une de l’autre qu’elles semblent identiques.
« L’expression de “force circulaire” est due à ce que cette force se présente en anneaux, en cercles filiformes d’irisation – une chose vraiment très délicate.
Et, tout comme la force qui fait culbuter, elle frappe continuellement tous les êtres vivants pour leur donner la force, l’orientation, la conscience ; pour leur donner la vie.
 
« Ce que les nouveaux voyants ont découvert, c’est que l’équilibre de ces deux forces, à l’intérieur de chaque être humain, est un équilibre très fragile. 
Si, à un moment donné, un individu sent que la force qui fait culbuter frappe plus fort que la force circulaire, cela signifie que l’équilibre est rompu ; à partir de ce moment, la force qui fait culbuter frappe de plus en plus fort jusqu’à ce qu’elle réussisse à fendre le trou de l’être vivant et à le faire mourir. »
Il ajouta que, de ce que j’avais appelé des boules de feu, sort un cercle irisé, de la dimension exacte des êtres vivants, qu’il s’agisse d’hommes, d’arbres, de microbes ou d’alliés.
« Existe-t-il des cercles de diverses dimensions ? demandai-je.
– Ne prends pas ce que je dis dans un sens aussi littéral, protesta-t-il. Il n’y a pour ainsi dire pas de cercles, mais seulement une force circulaire qui donne aux voyants, qui la rêvent, une impression d’anneaux.
Et il n’y a pas non plus de dimensions diverses. Il y a une seule force indivisible qui s’adapte à tous les êtres vivants, organiques et non organiques.
 
– Pourquoi les anciens voyants se sont-ils concentrés sur l’aspect propre à faire culbuter ? demandai-je.
– Parce qu’ils croyaient que leur vie dépendait du fait de voir cet aspect, répondit-il. Ils étaient sûrs que leur voir leur fournirait des réponses à des questions vieilles comme le monde.
Vois-tu, ils s’imaginaient que s’ils découvraient les secrets de la force roulante, ils deviendraient invulnérables et immortels.
Ce qui est triste dans l’affaire, c’est qu’ils ont bien découvert, d’une façon ou de l’autre, ces secrets et ils ne devinrent pourtant ni invulnérables ni immortels.
« Les nouveaux voyants ont transformé tout cela en découvrant qu’il est impossible d’aspirer à l’immortalité tant que l’homme est pourvu d’un cocon. »
Don Juan m’expliqua que les anciens voyants n’ont apparemment jamais compris que le cocon humain est un récipient et ne peut soutenir indéfiniment l’assaut de la force roulante. 
Malgré toute la connaissance qu’ils avaient accumulée, ils n’étaient au bout du compte pas mieux, et peut- être l’étaient-ils plus mal, lotis que l’homme ordinaire.
« En quoi étaient-ils plus mal lotis que l’homme ordinaire ? demandai-je.
– Leur fabuleuse connaissance leur imposait la certitude que leurs choix étaient infaillibles, dit-il.
Ils choisirent donc de vivre coûte que coûte. »
 
Don Juan me regarda et sourit. Par sa pause théâtrale, il me communiquait quelque chose que je ne réussissais pas à deviner.
« Ils choisirent de vivre, répéta-t-il. 
 
Tout comme ils choisirent de devenir des arbres pour assembler des mondes avec celles des grandes bandes qui sont pratiquement hors d’atteinte.
– Qu’entendez-vous par là, don Juan ? 
 
– J’entends par là qu’ils utilisèrent la force roulante pour déplacer leur point d’assemblage vers des positions de rêve inimaginables, au lieu de la laisser les rouler jusqu’au bec de l’Aigle pour y être dévorés. »