Le corps de rêve


Il y avait, dans son départ, quelque chose de réjouissant. Il expliquait cela par la vigueur irrépressible de la liberté totale.

 
« La liberté ressemble à une maladie contagieuse, dit-il. Elle est transmissible ; son porteur, c’est un nagual impeccable. 
Les gens peuvent ne pas apprécier cela, et c’est parce qu’ils ne veulent pas être libres. 
 
La liberté est effrayante. 
Souviens-toi de cela. Mais pas pour nous.
Je me suis préparé pendant presque toute ma vie pour ce moment.
Tu le feras aussi. »
 
Il répéta plusieurs fois qu’au stade où je me trouvais, aucune supposition rationnelle ne devait intervenir dans mes actions.
Il me dit que le corps de rêve et la barrière de la perception sont des positions du point d’assemblage et que le fait de savoir cela est aussi vital pour les voyants que l’est celui de savoir lire et écrire pour l’homme contemporain. 
Il s’agit de deux achèvements qui ont requis des années d’exercice.
 
« Il est très important que tu te souviennes, tout de suite, du moment où ton point d’assemblage a atteint cette position et a engendré ton corps de rêve », me dit-il, avec une insistance extrême.
Puis il sourit et me fit remarquer que nous avions très peu de temps ; il me dit que la remémoration du principal voyage de mon corps de rêve placerait mon point d’assemblage dans une position qui lui permettrait de franchir la barrière de la perception afin d’assembler un autre monde.
« Le corps de rêve est connu sous différentes désignations, dit-il après un long silence. Celle que je préfère est “l’autre”.
Ce terme appartient aux anciens voyants, avec celui d’humeur.
Je n’aime pas particulièrement leur humeur, mais je dois admettre que j’aime leur terme. “L’autre”.
C’est mystérieux et défendu.
Tout comme ce fut le cas pour les anciens voyants, cela évoque pour moi l’obscurité, les ombres. 
 
Les anciens voyants disaient que “l’autre” venait toujours enveloppé de vent. »
Au cours des années précédentes, don Juan et d’autres membres de son clan avaient essayé de me faire comprendre que nous pouvons nous trouver dans deux endroits à la fois, et que nous pouvons faire l’expérience d’une sorte de dualité perceptive.
 
Tandis que don Juan parlait, je commençai à me souvenir d’une chose si profondément oubliée que j’eus d’abord l’impression d’en avoir seulement entendu parler. 
 
Puis, petit à petit, je me rendis compte que j’avais vécu moi-même cette expérience.
 
Je m’étais trouvé dans deux endroits à la fois. 
 
Cela s’était passé une nuit, dans les montagnes du Mexique du Nord.
 
J’avais cueilli toute la journée des plantes en compagnie de don Juan.
 
Nous nous étions arrêtés pour la nuit et je m’étais presque endormi de fatigue quand il y eut soudain une rafale de vent et don Genaro surgit de l’obscurité juste devant moi, me faisant presque mourir de peur.
 
Ma première réaction fut un sentiment de méfiance. 
 
Je crus que don Genaro s’était caché toute la journée dans les buissons, attendant que la nuit tombe pour faire sa terrifiante apparition. 
 
En le regardant caracoler à l’entour, je remarquai qu’il y avait chez lui cette nuit-là quelque chose de vraiment étrange. 
 
Quelque chose de palpable, de réel, quelque chose pourtant sur quoi je n’arrivais pas à mettre le doigt.
 
Il plaisanta avec moi et chahuta, accomplissant des actes qui défiaient mon entendement. 
 
Don Juan se moqua de mon désarroi comme un idiot. 
 
Quand il estima le moment venu, il me fit basculer dans un état de conscience accrue et je pus voir, pendant un moment, don Juan et don Genaro comme deux taches de lumière. 
 
Genaro n’était pas le don Genaro de chair et d’os tel que je le connaissais dans mon état de conscience normale, il était son corps de rêve. 
 
Je le savais, car je le voyais sous la forme d’une boule de feu qui se trouvait au-dessus du sol. 
 
Il n’était pas fixé par terre comme don Juan. On aurait dit que Genaro, la tache de lumière, déjà suspendu dans l’air, était sur le point de s’envoler, de décoller.
 
Il m’était arrivé cette nuit-là autre chose, qui me revint soudain clairement tandis que je me remémorais cet événement : je sus automatiquement que je devais remuer les yeux pour déplacer mon point d’assemblage. 
 
Je pus, grâce à mon intention, aligner les émanations qui me permirent de voir Genaro sous la forme d’une tache de lumière, ou aligner celles qui me permettaient de le voir simplement comme un être bizarre, inconnu, étrange.
 
Quand je voyais Genaro comme un être bizarre, ses yeux avaient un regard malveillant, comme les yeux d’une bête dans le noir. Mais c’étaient néanmoins des yeux. Je ne les voyais pas comme des points de lumière couleur d’ambre.
 
Cette nuit-là don Juan me dit que Genaro allait aider mon point d’assemblage à se déplacer très profondément, que je devais l’imiter et faire tout ce qu’il faisait. 
 
Genaro bomba son derrière puis projeta son bassin en avant avec beaucoup de force. 
 
Je trouvai ce geste obscène. Il le répéta de nouveau plusieurs fois en se déplaçant comme s’il était en train de danser.
 
Don Juan me donna un coup de coude sur le bras, m’exhortant à imiter Genaro, et c’est ce que je fis. 
 
Nous batifolâmes, en quelque sorte, tous les deux; en faisant ce mouvement grotesque. 
 
Au bout d’un moment, j’eus la sensation que mon corps exécutait ce mouvement tout seul, sans ce qui semblait être mon véritable moi. 
 
La séparation entre mon corps et mon moi véritable s’accentua encore plus, puis, à un moment donné, je me trouvai en train de contempler une scène ridicule où deux hommes échangeaient des gestes lubriques.
 
Je regardai, fasciné, et m’aperçus que j’étais l’un de ces deux hommes. 
 
Au moment où j’en pris conscience, je sentis quelque chose me tirer et je me retrouvai en train de balancer mon bassin, dans un mouvement de va-et-vient, à l’unisson de Genaro. 
 
Je remarquai, presque tout de suite, qu’un autre homme, se tenant à côté de don Juan, nous regardait. 
 
Le vent soufflait autour de lui, je le voyais ébouriffer les cheveux de l’homme. 
 
Il était nu et semblait gêné. 
 
Le vent s’accumulait autour de lui, comme pour le protéger, ou, peut-être, au contraire, comme pour tenter de le balayer.
 
Je fus lent à m’apercevoir que l’autre homme, c’était moi.
 
Quand je m’en aperçus, j’eus le choc de ma vie.
Une force physique impondérable me déchira, comme si j’étais fait de fibres, et voilà que je contemplais de nouveau un homme qui était moi, s’ébattant à l’entour avec Genaro et me regardant bouche bée pendant que je le contemplais.
Et, en même temps, j’étais en train de contempler un homme nu qui était moi, me regardant bouche bée tandis que j’échangeais avec Genaro des gestes lubriques.
Le choc fut si grand que je rompis le rythme de mes mouvements et tombai par terre.
Quand je repris conscience, don Juan m’aidait à me relever. Genaro et l’autre moi, celui qui était nu, avaient disparu.
Je m’étais également souvenu que don Juan avait refusé de discuter de l’événement. Il n’en donna pas d’explication, sinon pour dire que Genaro était expert dans l’art d’engendrer son double, ou « l’autre », et que j’avais eu de longues relations avec le double de Genaro, lorsque je me trouvais dans des états de conscience normale, sans jamais le distinguer.
« Cette nuit-là, comme il l’a déjà fait des centaines de fois, Genaro a déplacé ton point d’assemblage très profondément au sein de ton côté gauche », commenta don Juan après que je lui eus rapporté tout ce dont je me souvenais.
« Son pouvoir était tel qu’il a entraîné ton point d’assemblage jusqu’à la position où apparaît le corps de rêve. 
 
Tu as vu ton corps de rêve qui te regardait. Et c’est par sa danse qu’il a joué ce tour. »
 
Je lui demandai de m’expliquer comment le mouvement lubrique de Genaro avait pu produire un effet aussi radical.
« Tu es prude, me dit-il. Genaro a exploité le désagrément et la gêne que tu éprouvais devant l’obligation d’exécuter un geste lubrique. 
Comme il était dans son corps de rêve, il avait le pouvoir de voir les émanations de l’Aigle ; ayant cet avantage, c’était pour lui l’enfance de l’art que de déplacer ton point d’assemblage. »
Il me dit que tout ce que Genaro m’avait aidé à accomplir cette nuit-là était secondaire, que Genaro avait déplacé mon point d’assemblage et l’avait fait engendrer un corps de rêve d’innombrables fois, mais que ce n’était pas de ces événements qu’il voulait que je me souvienne.
 
« Je veux que tu réalignes les bonnes émanations et que tu te souviennes de la fois où tu t’es vraiment réveillé dans une position de rêve », me dit-il.
Un étrange flot d’énergie sembla faire irruption en moi et je compris ce dont il voulait que je me souvienne.
Ma mémoire ne put, cependant, se concentrer sur la totalité de l’événement.
Je ne pus me souvenir que d’un fragment de celui-ci.
Je me souvins qu’un matin, don Juan, Genaro et moi, nous étions assis sur ce banc même tandis ,que je me trouvais dans un état de conscience normale.
Don Genaro avait dit, tout d’un coup, qu’il allait éloigner son corps de ce banc, tout en restant assis.
Cette déclaration était tout à fait hors du contexte de ce dont nous avions parle jusque-là.
 
J’étais habitué aux paroles et aux actions méthodiques et didactiques de don Juan. 
 
Je me tournai vers don Juan, dans l’attente d’une indication, mais il resta impassible, regardant droit devant lui comme si don Genaro et moi n’existions pas du tout.
Don Genaro me poussa du coude pour attirer mon attention, puis je fus le témoin d’un spectacle extrêmement inquiétant. 
 
Je vis vraiment Genaro de l’autre côté de la place. 
 
Il me faisait signe de le rejoindre. Mais je voyais aussi don Genaro assis à côté de moi, regardant droit devant lui, comme don Juan.
 
Je voulus dire quelque chose, exprimer ma terreur, mais je me trouvai frappé de mutisme, emprisonné par une force qui m’entourait et ne me permettait pas de parler.
 
Je regardai à nouveau Genaro, de l’autre côté du parc. Il était toujours là, me faisant signe, d’un mouvement de la tête, de le rejoindre.
 
Ma détresse émotionnelle augmenta immédiatement. 
 
Je commençai à me sentir mal, et j’eus pour finir un rétrécissement du champ visuel, un rétrécissement formant un tunnel qui menait directement à Genaro, de l’autre côté de la place. 
 
Et puis une grande curiosité, ou une grande peur, qui semblaient se confondre à ce moment-là, m’emporta vers l’endroit où il se trouvait. 
 
Je m’envolai carrément, et le rejoignis. 
 
Il me fit me retourner et me montra du doigt les trois personnes qui étaient assises sur un banc, dans une position statique, comme si le temps avait été suspendu.
 
J’éprouvai un malaise terrible, une démangeaison interne, comme si mes organes viscéraux étaient en feu, puis je me retrouvai sur le banc, mais Genaro était parti. 
 
Il me fit un signe d’adieu, de l’autre côté du parc et disparut parmi les gens qui allaient au marché.
 
Don Juan s’anima beaucoup. Il ne cessait de me regarder. Il se leva et marcha tout autour de moi. Il se rassit et ne put garder son sérieux en me parlant.
 
Je compris pourquoi il se comportait ainsi. J’avais accédé à un état de conscience accrue sans l’aide de don Juan. 
 
Genaro avait réussi à faire en sorte que mon point d’assemblage se déplace tout seul.
 
Je ris malgré moi en voyant mon bloc-notes que don Juan mettait solennellement dans sa poche. 
 
Il me dit qu’il allait utiliser mon état de conscience accrue pour me montrer que le mystère de l’homme et le mystère du monde sont infinis.
 
Je me concentrai tout entier sur ses paroles. 
 
Cependant don Juan dit une chose que je ne compris pas. 
 
Je lui demandai de répéter ce qu’il avait dit. 
 
Il se mit à parler très doucement. 
 
Je crus qu’il avait baissé la voix pour ne pas être entendu des autres. 
 
J’écoutai attentivement, mais je ne comprenais pas un mot de ce qu’il disait; ou bien il parlait une langue qui m’était étrangère, ou bien c’était du charabia. 
 
Mais, étrangement, quelque chose, soit le rythme de sa voix, soit le fait que je m’étais forcé à comprendre, avait retenu toute mon attention.
 
J’avais l’impression que mon esprit était différent de ce qu’il était dans son état ordinaire, bien que je ne parvinsse pas à comprendre en quoi résidait cette différence.
 
 J’eus du mal à réfléchir, à comprendre ce qui se passait en termes de raison.
 
Don Juan me parla très doucement à l’oreille. 
 
Il me dit que comme j’avais. accédé à la conscience accrue sans aucune aide de sa part, mon point d’assemblage était très flottant et que je- pourrais lui permettre de se déplacer vers le côté gauche en me détendant, en m’endormant à demi sur ce banc. 
 
Il m’assura qu’il me surveillait, que je n’avais rien à craindre. Il m’exhorta à me détendre, à laisser mon point d’assemblage se déplacer.