Les manifestations de l’esprit


Don Juan m’expliqua qu’il était temps que je commence à tirer des conclusions fondées sur une représentation systématique du passé, des conclusions concernant à la fois le monde de tous les jours et le monde des sorciers.
 
« Les sorciers portent un intérêt vital à leur passé, dit-il. Mais je ne parle pas de leur passé personnel.
 
Pour les sorciers, leur passé, c’est ce que d’autres sorciers ont accompli jadis. 
 
Et ce que nous allons faire ; maintenant, c’est étudier ce passé.
« L’homme ordinaire, lui aussi, étudie le passé.
 
Mais c’est essentiellement son passé personnel qu’il étudie, et il le fait pour des raisons personnelles.
Les sorciers font tout à fait le contraire ; ils consultent leur passé pour acquérir un point de référence.
– Mais n’est-ce pas là ce que tout le monde fait ?
 
Se tourner vers le passé pour trouver un point de référence ?
– Non ! répondit-il catégoriquement. 
 
L’homme ordinaire se mesure à son passé, qu’il s’agisse de son passé personnel ou de la connaissance passée de son époque, dans le but d’y trouver des justifications à son comportement présent ou futur, ou de se constituer un modèle. 
Seuls les sorciers cherchent authentiquement un point de référence dans leur passé.
– Peut-être, don Juan, les choses seraient-elles plus claires pour moi si vous me disiez ce qu’est un point de référence pour un sorcier.
– Pour les sorciers, établir un point de référence signifie trouver une occasion d’étudier l’intention, répondit-il., 
Ce qui correspond exactement au but de ce dernier sujet d’enseignement.
Et rien ne peut donner aux sorciers une meilleure perspective sur l’intention que le fait d’étudier des histoires d’autres sorciers ayant lutté pour comprendre la même force. »
Il m’expliqua qu’en étudiant leur passé, les sorciers de sa lignée tenaient soigneusement compte de l’ordre abstrait fondamental de leur connaissance.
« Il y a vingt et un noyaux abstraits dans la sorcellerie, poursuivit don Juan. 
Et puis, fondées sur ces noyaux abstraits, il y a d’innombrables histoires de sorcellerie au sujet des naguals de notre lignée et de leur lutte pour comprendre l’esprit. 
 
Il est temps de te dire ce que sont les noyaux abstraits et les histoires de sorcellerie. »
J’attendis que don Juan commence à me raconter ces histoires, mais il changea de sujet et se remit à m’expliquer la conscience.
« Attendez, protestai-je. Et les histoires de sorcellerie ? Vous n’allez pas me les raconter ?
– Bien sûr que si, dit-il. Mais ce ne sont pas des histoires que l’on peut raconter comme s’il s’agissait de contes.
Tu devras les examiner en détail puis y réfléchir encore – les revivre, pour ainsi dire. »
Il y eut un long silence. Je devins très circonspect et j’eus peur, en continuant à lui demander de me raconter ces histoires, de m’engager dans quelque chose que je pourrais regretter plus tard.
Mais ma curiosité l’emporta sur mon bon sens.
« Eh bien, continuons à en parler », dis-je en ronchonnant.
(…)
« C’est un endroit idéal pour parler », dit don Juan, en s’asseyant sur le sol rocheux d’une grotte peu profonde qui était dissimulée.
Cette grotte était parfaite pour s’asseoir côte à côte.
Nos têtes touchaient presque le plafond et nos dos épousaient confortablement la surface courbe du mur rocheux.
On aurait dit que la grotte avait été délibérément sculptée pour accueillir deux personnes de notre taille.
Je remarquai un autre caractère étrange au sujet de cette grotte : quand j’étais debout sur le méplat, je voyais toute la vallée et la chaîne de montagnes à l’est et au sud, mais quand je m’asseyais, j’étais enserré par les rochers.
Le méplat se trouvait pourtant au niveau du sol de la grotte.
J’allais signaler cet étrange effet à don Juan mais il me précéda.
« Cette grotte est faite par la main de l’homme, dit-il. Le méplat est incliné, mais l’oeil ne perçoit pas l’angle.
– Qui a construit cette grotte, don Juan ?
 
– Les anciens sorciers. Il y a des milliers d’années peut-être. Et l’une des particularités de cette grotte est que les animaux, les insectes et même les gens n’y pénètrent pas. 
 
Les anciens sorciers ont dû lui infuser une charge de mauvais augure qui fait que tous les êtres vivants s’y sentent mal à l’aise. »
Mais, curieusement, je m’y sentais, sans raison, heureux et en sécurité. Une sensation de plaisir physique faisait vibrer mon corps tout entier. En fait, j’éprouvais à l’estomac la sensation la plus agréable, la plus délectable.
C’était comme si on me chatouillait les nerfs.
« Je ne me sens pas mal à l’aise, dis-je.
 
Moi non plus, répondit-il. Ce qui signifie seulement que nous ne sommes pas, toi et moi, si loin, quant au tempérament, de ces vieux sorciers du passé : ce qui me préoccupe énormément. »
J’eus peur d’aller plus loin sur ce sujet, et j’attendis qu’il prenne la parole.
« La première histoire de sorcellerie que je vais te raconter s’appelle “Les manifestations de l’esprit”, commença don Juan.
Mais ne te laisse pas mystifier par cette formule.
Les manifestations de l’esprit ne représentent que le premier noyau abstrait autour duquel est construite la première histoire de sorcellerie.
Ce premier noyau abstrait est en soi une histoire, poursuivit-il.
L’histoire dit qu’il était une fois un homme, un homme ordinaire, sans caractéristiques particulières.
Il était, comme tout le monde, une voie de passage pour l’esprit. 
Et, à ce titre, comme tout le monde, il faisait partie de l’esprit, partie de l’abstrait.
Mais il ne le savait pas. 
 
Le monde l’occupait tellement qu’il n’avait en fait ni le temps ni l’envie d’étudier la question.
« L’esprit essaya, en vain, de lui révéler ce qui les liait. Recourant à une voix intérieure, l’esprit dévoila ses secrets, mais l’homme était incapable de comprendre ces révélations.
Naturellement, il entendait la voix intérieure, croyait que c’étaient ses propres sentiments qu’il éprouvait et ses propres pensées qu’il avait à l’esprit.
« Pour le tirer de son assoupissement, l’esprit lui donna trois signes, trois manifestations successives.
L’esprit croisa physiquement le chemin de l’homme de la manière la plus visible.
Mais l’homme n’était conscient que de ses propres affaires. »
Don Juan s’arrêta et me regarda comme il avait l’habitude de le faire quand il attendait mes commentaires et mes questions.
Je n’avais rien à dire.
Je ne comprenais pas à quoi il voulait en venir.
 
« Je viens de te faire part du premier noyau abstrait, poursuivit-il. La seule chose que je pourrais ajouter est que l’esprit fut contraint d’avoir recours à la ruse à cause du total refus de comprendre dont l’homme faisait preuve. 
 
Et la ruse devint l’essentiel du chemin des sorciers. Mais cela est une autre histoire. »
Don Juan m’expliqua que les sorciers considéraient ce noyau abstrait comme un schéma d’événements, ou un modèle récurrent qui apparaissait chaque fois que l’intention indiquait quelque chose de significatif. 
 
Les noyaux abstraits étaient ainsi les schémas d’enchaînements complets d’événements.
Il m’affirma que par des moyens qui étaient au delà de la compréhension, tous les détails de tous les noyaux abstraits se présentaient plus d’une fois à tous les apprentis naguals.
Il m’affirma également qu’il avait aidé l’intention à m’impliquer dans tous les noyaux abstraits de sorcellerie, de la même manière que son benefactor, le nagual Julian, et tous les naguals qui l’avaient précédé avaient impliqué leurs apprentis.
Ce processus par lequel tous les apprentis naguals faisaient connaissance avec les noyaux abstraits engendrait une série de récits bâtis autour de ces noyaux abstraits et mettant en jeu les détails particuliers de la personnalité de chaque apprenti et des circonstances où il se trouvait.
Il me dit, par exemple, que j’avais ma propre version des manifestations de l’esprit, qu’il avait la sienne, que son benefactor avait la sienne, de même que le nagual qui l’avait précédé et ainsi de suite.
« Quelle est ma version des manifestations de l’esprit ? lui demandai-je, un peu perplexe.
S’il y a un guerrier qui sait cela, c’est toi, répondit-il. Après tout, tu as écrit pendant des années sur ces histoires. Mais tu n’as pas pris conscience des noyaux abstraits parce que tu es un homme pratique.
Tu n’agis en tout que pour accroître ton sens pratique.
Bien que tu aies manié tes histoires jusqu’à épuisement, tu n’as jamais compris qu’elles comportaient un noyau abstrait. Tout ce que je fais t’apparaît donc comme une activité pratique souvent fantasque : celle qui consiste à enseigner la sorcellerie à un apprenti pas très enthousiaste et, la plupart du temps, stupide.
Aussi longtemps que tu considéreras les choses ainsi, les noyaux abstraits t’échapperont.
– Pardonnez-moi, don Juan, mais votre discours est très déroutant. Que voulez-vous dire ?
– J’essaie d’aborder les histoires de sorcellerie en tant que sujet, répliqua-t-il. Je ne t’ai jamais parlé de cette question spécifiquement parce que, traditionnellement, on la garde secrète.
Il s’agit du dernier stratagème de l’esprit. On dit que le moment où l’apprenti comprend les noyaux abstraits est pareil à celui où l’on pose la pierre qui couronne et scelle une pyramide. »