Don Juan alluma des lampes à pétrole et nous nous assîmes devant une table robuste.
Don Juan semblait se préparer à manger. Je me demandai ce que je devais dire ou faire quand une femme entra sans bruit et déposa un grand plat de nourriture sur la table.
Je ne m’attendais pas à la voir entrer, et quand elle sortit de l’obscurité pour venir à la lumière, comme si elle s’était matérialisée à partir de rien, j’eus, malgré moi, le souffle coupé.
N’ayez pas peur, c’est moi, Carmela », dit-elle, et elle disparut, de nouveau enveloppée par l’obscurité.
Je restai la bouche ouverte, comme en un cri muet.
Don Juan rit si fort que je me dis que tous ceux qui se trouvaient dans la maison avaient dû l’entendre.
Je m’attendais un peu à ce qu’ils viennent, mais personne n’apparut.
J’essayai de manger, mais je n’avais pas faim. Je me mis à penser à cette femme. Je ne la connaissais pas.
Plus exactement, j’aurais pu la reconnaître, mais je ne pouvais pas chercher dans ma mémoire, à cause du brouillard qui masquait mes pensées.
Je luttai pour éclaircir mon esprit. Je constatai que cela exigeait trop d’énergie et j’y renonçai.
Aussitôt, ou presque, que j’eus cessé de penser à elle, je commençai à éprouver une anxiété étrange, paralysante.
Je me dis, au début, que la maison sombre et massive et le silence qui l’entourait étaient déprimants.
Mais mon angoisse atteignit bientôt des proportions incroyables, immédiatement après que j’eus entendu de légers aboiements de chiens au loin.
Je crus un moment que mon corps allait exploser.
Don Juan intervint rapidement. Il sauta vers l’endroit où j’étais assis et me poussa dans le dos jusqu’à le faire craquer.
La pression qui s’était exercée sur mon dos m’apporta un soulagement immédiat.
Quand je me fus calmé, je me rendis compte que j’avais, en même temps que l’anxiété qui m’avait presque consumé, perdu l’idée nette que je savais tout.
Je ne pouvais plus deviner comment don Juan allait exprimer ce que je savais moi-même.
Puis, don Juan se lança dans une explication des plus singulières. Il me dit d’abord que la cause de l’anxiété qui m’avait investi comme une traînée de poudre était le déplacement soudain de mon point d’assemblage, provoqué par la brusque apparition de Carmela, et par l’inévitable effort que j’avais fait pour transférer mon point d’assemblage vers une position dans laquelle je pourrais la reconnaître vraiment.
Il me conseilla de m’habituer à l’idée que j’aurais des crises récurrentes d’anxiété du même genre, parce que mon point d’assemblage allait continuer à se déplacer.
« N’importe quel mouvement du point d’assemblage ressemble à la mort, dit-il.
Tout en nous se débranche, puis se rebranche à une source de puissance bien plus grande. Cette amplification d’énergie est ressentie comme une anxiété mortelle.
– Que dois-je faire lorsque cela se produit ? demandai-je.
– Rien, dit-il, il faut seulement attendre.
L’accès d’énergie passe. Ce qui est dangereux, c’est de ne pas savoir ce qui vous arrive. Une fois qu’on le sait, il n’y a pas de danger véritable. »
Puis il parla de l’homme de l’Antiquité. Il dit que l’homme de l’Antiquité savait, de la manière la plus directe, ce qu’il y avait à faire et le moyen de le faire le mieux possible.
Mais, parce qu’il y réussissait si bien, il acquit un sens de l’identité, qui lui donna l’impression qu’il pouvait prédire et projeter les actes qu’il était habitué à accomplir.
Et, ainsi, l’idée d’un « moi » individuel apparut : un moi individuel qui commença à dicter la nature et la portée des actes de l’homme.
À mesure que le sens du moi individuel se renforçait, l’homme perdit son lien naturel avec la connaissance silencieuse.
L’homme moderne, qui est l’héritier de cette évolution, se trouve donc si désespérément coupé de la source universelle qu’il ne peut exprimer que son désespoir par des actes violents et cyniques d’autodestruction.
Don Juan affirma que la raison du désespoir et du cynisme de l’homme tient à la petite part de connaissance silencieuse qui demeure en lui, et qui détermine deux attitudes :
d’un côté, elle donne à l’homme une idée de son ancien lien avec la source universelle ; de l’autre, elle lui fait sentir que, privé de ce lien, il n’a aucun espoir de paix, de satisfaction ou de réalisation.
Je crus que j’avais attrapé don Juan en train de se contredire.
Je lui fis remarquer que la guerre était un état naturel pour le guerrier, que la paix était une anomalie.
« C’est exact, admit-il. Mais la guerre, pour un guerrier, ne se traduit pas par des actes individuels ou collectifs stupides ou par une violence gratuite. La guerre, pour un guerrier, est la lutte totale contre le moi individuel qui a privé l’homme de son pouvoir. »
Puis don Juan dit qu’il était temps de parler plus longuement de l’implacabilité – le principe le plus fondamental de la sorcellerie.
Il m’expliqua que les sorciers avaient découvert que tout mouvement du point d’assemblage se traduisait par un éloignement de ce souci excessif du moi individuel qui était la
caractéristique de l’homme moderne.
Il poursuivit en me disant que les sorciers croyaient que c’était la position du point d’assemblage qui avait fait de l’homme moderne un égotiste homicide, un être totalement absorbé par sa propre image.
Ayant perdu l’espoir de jamais revenir à la source universelle, l’homme cherchait le réconfort dans son sentiment d’identité.
Et, ce faisant, il réussit à fixer son point d’assemblage sur la position exacte qui lui permettait de perpétuer sa propre image.
Il était donc raisonnable de dire que tout éloignement du point d’assemblage par rapport à sa position habituelle avait pour conséquence un éloignement par rapport à l’auto contemplation de l’homme et à son corollaire : la suffisance.
Don Juan décrivit la suffisance comme la force engendrée par l’image que l’homme avait de lui-même.
Il répéta que c’était cette force qui maintenait le point d’assemblage fixé là où il se trouvait maintenant.
C’est pour cela que le but du chemin du guerrier est de détrôner la suffisance.
Et tout ce que les sorciers font est fait pour atteindre ce but.
Il m’expliqua que les sorciers avaient démasqué la suffisance et découvert qu’il s’agissait d’apitoiement.
Cependant, une fois que la force de la suffisance est impliquée, elle se développe à son propre rythme.
Et c’est cette nature indépendante, en apparence de la suffisance, qui lui donne sa valeur fallacieuse.
Son explication, que j’aurais trouvée incompréhensible dans des conditions normales, me paraissait tout à fait convaincante.
Mais, à cause de la dualité que j’avais en moi, et qui était toujours à l’œuvre, elle avait l’air un peu simpliste.
Don Juan semblait avoir destiné ses pensées et ses paroles à une cible précise.
Et cette cible, c’était moi, dans mon état de conscience normale.
Il poursuivit son explication, me disant que les sorciers sont absolument convaincus qu’en éloignant notre point d’assemblage de sa position habituelle, nous atteignons un état qui ne peut être qualifié autrement que par le terme d’implacabilité.
Les sorciers savent, par leurs actions pratiques, qu’aussitôt que leur point d’assemblage se déplace, leur suffisance s’effondre.
Hors de la position habituelle de leur point d’assemblage, l’image qu’ils ont d’eux-mêmes ne peut plus se maintenir.
Et sans la concentration massive qu’ils accordent à cette image, leur apitoiement sur eux-mêmes disparaît et, avec cet apitoiement, leur suffisance.
Les sorciers ont donc raison de dire que la ‘suffisance n’est que de l’apitoiement sur soi-même déguisé.
Puis il prit comme exemple mon expérience de l’après-midi et la passa en revue point par point.
Il me déclara qu’un nagual, dans son rôle de chef ou de professeur doit se comporter de la façon la plus efficace, mais aussi la plus impeccable.
Comme il ne lui est pas possible de planifier rationnellement ses actions, le nagual laisse toujours l’esprit décider de sa ligne de conduite.
Il me dit par exemple qu’il n’avait pas du tout projeté ce qu’il avait fait avant que l’esprit lui eût donné une indication, très tôt le matin, quand nous prenions notre petit déjeuner à Nogales.
Il m’exhorta à me remémorer cet événement et à lui dire ce dont je me souvenais.
Je me souvins que je m’étais senti très gêné pendant le petit déjeuner parce que don Juan se moquait de moi.
« Pense à la serveuse », me dit don Juan avec insistance.
Tout ce dont je me souviens à son sujet est qu’elle était grossière.
« Mais qu’a-t-elle fait ? me demanda-t-il encore.
Qu’a-t-elle fait en attendant notre commande ? »
Après un moment d’interruption, je me souvins que c’était une jeune femme à l’expression dure qui me jeta la carte et resta là debout, me touchant presque, et exigeant en silence que je me dépêche de commander.
Pendant qu’elle attendait, en frappant le sol de son grand pied, elle releva ses longs cheveux noirs et les épingla sur le haut de son crâne. Le changement était remarquable.
Elle semblait plus attirante, plus mûre. Je fus franchement impressionné par cette transformation.
En fait, elle me fit oublier ses mauvaises manières.
« C’était cela, le présage. La dureté et la transformation étaient les indications de l’esprit. »
Il me dit que son premier acte de la journée consistait à me communiquer ses intentions.
C’est pourquoi il me dit en langage très simple, mais subrepticement, qu’il allait me donner une leçon d’implacabilité.
« T’en souviens-tu maintenant ? me demanda-t-il.
J’ai parlé à la serveuse et à une vieille dame qui se trouvait à la table voisine. »
Ainsi guidé par lui, je me souvins que don Juan flirtait pratiquement avec une vieille dame et avec la serveuse aux mauvaises manières. Il leur parla longtemps tandis que je mangeais. Il leur raconta des anecdotes idiotes à propos de pots-de-vin et de corruption au sein du gouvernement, et des plaisanteries concernant les paysans en ville.
Puis il demanda à la serveuse si elle était américaine.
Elle répondit que non, et se moqua de cette question. Don Juan répliqua que c’était une bonne chose parce qu j’étais un Mexicain-Américain en quête d’amour.
Et que je pourrais aussi bien commencer ici, après avoir pris un si bon petit déjeuner.
Les femmes se mirent à rire. Je pensai qu’elles se moquaient de ma gêne. Don Juan leur dit que, sérieusement parlant, j’étais venu au Mexique pour trouver une épouse.
Il leur demanda si elles connaissaient une femme honnête, modeste, chaste, qui voulait se marier et qui n’était pas trop exigeante sur le plan de la beauté masculine.
Il se présentait comme mon porte-parole.
Les femmes riaient beaucoup. J’étais vraiment contrarié. Don Juan se tourna vers la serveuse et lui demanda si elle m’épouserait.
Elle dit qu’elle était fiancée. Elle me semblait prendre don Juan au sérieux.
« Pourquoi ne le laissez-vous pas parler lui-même ?
demanda la vieille dame à don Juan.
– Parce qu’il a un défaut de prononciation, dit-il. Il bégaie horriblement. »
La serveuse dit que j’avais parlé tout à fait normalement quand j’avais passé ma commande.
« Oh ! Vous êtes bonne observatrice, dit don Juan.
C’est seulement lorsqu’il commande à manger qu’il parle comme tout le monde. Je lui ai dit et répété que s’il veut apprendre à parler normalement, il faut qu’il soit implacable.
Je l’ai amené ici pour lui donner quelques leçons d’implacabilité.
– Pauvre homme, dit la vieille dame.
– Eh bien, il vaut mieux que nous nous mettions en route si nous devons lui trouver de l’amour aujourd’hui, dit don Juan en se levant pour partir.
– Vous êtes sérieux au sujet de cette affaire de mariage demanda la jeune serveuse à don Juan.
– Et comment, répondit-il. Je vais l’aider à trouver ce qu’il lui faut pour qu’il puisse traverser la frontière et se rendre au lieu sans pitié. »
Je croyais que don Juan parlait soit du mariage, soit des États-Unis, comme du lieu sans pitié.
Je ris de la comparaison et bégayai horriblement pendant un moment, ce qui fit presque mourir de peur les femmes et provoqua chez don Juan un rire hystérique.
« Il était impératif que je te dise à ce moment-là quel était mon objectif, me dit don Juan, poursuivant son explication. Je l’ai fait, mais cela t’a échappé complètement, comme il le fallait. »
Il me dit qu’à partir du moment où l’esprit se manifestait, chaque étape était menée facilement à bonne fin.
Et mon point d’assemblage atteignit le lieu sans pitié quand, sous la pression de la transformation de don Juan, il fut forcé d’abandonner sa position ordinaire d’auto contemplation.
« La position de l’auto contemplation, poursuivit don Juan, force le point d’assemblage à assembler un univers de fausse compassion, mais de cruauté et d’égocentrisme très réels.
Dans cet univers, les seuls sentiments réels sont ceux qui conviennent à celui qui les éprouve.
« Pour un sorcier, l’implacabilité n’est pas la cruauté. L’implacabilité est le contraire de l’apitoiement sur soi-même et de la suffisance.
L’implacabilité est la sobriété. »