La loi de l’antagoniste


« Le corps ne peut pas te mentir. Ton corps est déjà celui d’un vieillard. »

« Les organes ont pour fonction de rêver. Le corps crée le monde. Même celui qui corrompt son corps crée. Il crée un monde corrompu. Le monde est aussi malade que toi. Tout est lié, rien n’est séparé. »

« Pour pouvoir approcher l’intégrité fût-ce d’un seul millimètre, nous devons renverser notre vision du monde. Cela demande un effort considérable. Pourtant, il n’y a pas plus grande bénédiction. La conquête de ce millimètre d’éternité équivaut, dans le monde concret, à avaler des océans entiers. »

Dans le programme que je m’étais imposé, je faisais le tour de l’île au pas de course…

Combien de fois me suis-je demandé d’où provenait cette voix qui, chaque matin, voulait me dissuader de courir ? Au fond, disait-elle, qui pourrait te blâmer de rester au lit par un temps pareil ?

N’en as tu pas déjà fait plus que nécessaire ? Quel mal y a t-il à manquer un matin de jogging ? Et ainsi de suite. En d’autres occasions, le fait que je m’étais couché tard la veille ou que je devais prendre un vol matinal me servait de prétexte pour éviter, ce-jour-là, de faire l’effort requis.

La moindre circonstance cherchait à infiltrer les fissures de ma volonté et à justifier que j’interrompe et abandonne la discipline que je m’étais imposé. D’où qu’elle provienne, cette voix intérieure m’exaspérait.

J’aurais tant voulu supprimer cette vigie qui s’acharnait à saboter mes résolutions. Mais elle ne représentait que la pointe de l’iceberg. Par la discipline de la course à pieds, en affrontant mes résistances, en luttant contre mes habitudes, je faisais émerger la partie la plus sombre, la plus occulte de mon être.

« N’oublie pas. Rien n’est extérieur à toi. Tu es le seul obstacle à ton évolution ! Il n’y a aucune difficulté, aucune limite qui ne vienne de toi. »

Mais je mettrais des années à le comprendre, à faire en sorte que cela devienne la lymphe que réclamait mon organisme. Je régresserais, je tomberais et je me relèverais mille fois ; je mourais et je renaîtrais avant de bénir toutes les difficultés dressés sur mon chemin et avant d’admettre que l’ennemi est toujours intérieur.

Pour justifier son destin de mortel et sa vie infestée de situations désastreuses, l’homme se persuade que des puissances extérieures lui font obstacle et sont la cause de tous ses maux.

Il se plaint, il se justifie et il blâme les événements, les circonstances et les autres sans jamais se douter que le monde est son reflet et que, comme l’image dans un miroir, il ne peut le changer que s’il se transforme lui-même.

« Aucun secours ne peut te venir du dehors. Tu dois mener ta propre révolution individuelle, et celle-ci a ses assises en toi. »

S’il était jamais possible d’enfermer les enseignements du Rêveur dans une théorie, d’élaborer un jour une doctrine ou un nouveau système philosophique, ce que le Rêveur appelle un
croc-en-jambe à la mécanicité y occuperait un chapitre entier.

Le croc-en-jambe à la mécanicité est un piège que nous tendons nous-même à nos comportements répétitifs, une ruse qui nous est destinée, un truc pour contourner les défenses à toute épreuve qui gardent nos habitudes les plus endurcies et nos vieilles structures mentales.

Seuls le temps et mon apprentissage me feraient comprendre que les bienfaits de la course à pieds ne découlaient pas de l’exercice physique lui-même ou de l’endurance à la fatigue, mais bien du fait qu’il s’agissait d’un croc-en-jambe, d’un stratagème en vue de bouleverser un ordre machinal, répétitifs et indolents.

Courir m’aidait à suspendre, ne serait-ce que quelques minutes, le cours lugubre de mes pensées, courir heurtait et pulvérisait cette représentation mesquine et funeste du monde
que l’homme appel la réalité.

Courir ouvrait une brèche dans cette organisation carcérale. Grâce à mon effort physique, un souffle de liberté entrait dans la geôle du temps et brisait les fers de mon esclavage.

Tel un océan qui veut combler tous ces creux et tous ses vides, le monde s’insurgeait et déployait tout un bataillon de faits pour soumettre son ennemi, cette petite zone de mon être qui
avait l’audace de transgresser les lois naturelles de la planète. Seuls le souvenir du Rêveur et l’habitude de sa présence me soutenaient et me donnait une énergie spectaculaire.

Je fus aidé, à cette époque, sinon par ma détermination, du moins par une bonne dose d’entêtement. Je me disais que mon effort était ma décision, je fis de mon jogging matinal une
priorité, comme si ma vie en dépendait. « La priorité aux priorités », disait le Rêveur en parlant de l’habitude qui consiste à bien choisir ses priorités, à ne pas y déroger, à toujours garder à l’esprit ce qui est le plus important. Je sais maintenant que cette heure du matin délibérément soustraite à ma routine quotidienne équivalait à un espace de pouvoir, à un levier de transformation du monde.

Un homme qui se tourne vers le haut, qui tend impeccablement vers son perfectionnement peut déplacer des montagnes, trouver des solutions à des situations apparemment inextricables, transformer l’adversités en circonstances supérieures.