Dans une des librairies que nous visitâmes, nous trouvâmes un exemplaire de l’un de ses livres intitulé : « Voir. Les enseignements d’un sorcier Yaqui
«. Il se trouvait parmi les livres de fiction, ce qui le désola énormément.
Il commenta que les gens étaient tellement attachés au quotidien qu’ils ne pouvaient concevoir le mystère qui les entourait .»
Lorsque quelque chose sort du connu, nous l’enfermons immédiatement dans le tiroir d’une classification puis nous l’oublions.»
Je remarquai qu’il feuilletait les livres avec intérêt et que parfois il passait sur eux une main caressante, avec un air de respect.
Il me dit qu’il s’agissait plus de sources de connaissance que de simples livres et que l’un d’entre eux devait nous conduire au savoir, peu importe la forme sous laquelle il se présenterait.
Il ajouta que les sources d’information dont nous avions besoin pour accroître notre conscience se cachaient dans les endroits les plus inattendus et que si nous n’étions pas aussi rigides qu’à l’habitude, tout, dans notre environnement nous raconterait des secrets incroyables.
« Nous devons nous ouvrir à la connaissance et elle viendra à nous en avalanche. «
Avisant une table exposant des livres à prix réduit, il admira combien sont bon marché les livres déjà lus en comparaison des livres neufs. Selon lui, c’était là la preuve que les gens ne cherchaient pas réellement une information , ce qu’ils cherchaient c’était conserver le statut d’acheteur.
Je lui demandai quel type de lecture il préférait et il répondit qu’il aimait s’informer à propos de tout. Toutefois, en cette occasion il était à l’affût d’un recueil de poésies particulier, une vieille édition qui n’avait jamais été renouvelée. Il me demanda de l’aider à le trouver.
Longtemps, nous retournâmes des montagnes de livres . Pour finir, il en acquit quelques uns mais pas celui qu’il cherchait. Avec un sourire coupable, il admit : « C’est chaque fois pareil ! «
Aux alentours de midi, nous nous assîmes pour nous reposer sur le banc d’une place où les imprimeurs offraient leurs services. Je profitai du moment pour lui confesser que ses dires de la nuit précédente m’avaient laissé perplexe et je lui demandai qu’il m’explique avec plus de détails en quoi consistait la guerre des sorciers.
Avec beaucoup d’amabilité, il me répondit qu’il était naturel que ce sujet m’affectât puisque, comme tous les autres êtres humains, j’étais entraîné depuis ma naissance à percevoir le monde selon la norme du troupeau.
Il me raconta les histoires de ses compagnons et comment ils avaient réussi, après des années de lutte tenace contre leurs faiblesses à se délivrer de la coercition collective.
Il m’inclina à être patient et qu’en temps voulu, les choses s’éclairciraient d’elles-mêmes.
Après une conversation très ouverte, il me tendit la main pour clairement prendre congé. Je ne pus contenir ma curiosité et lui demandai ce qu’il avait voulu dire lorsqu’il avait vu ‘une indication’ à mon sujet.
Au lieu de me répondre, il me scruta avec attention au-dessus de l’épaule gauche. Immédiatement, mon oreille devint bouillante et se mit à résonner.
Après un moment, il me dit que lui-même ne le savait pas, parce qu’il n’avait pas pu lire la nature même du signe. Cependant il avait été tellement clair, qu’il était obligé d’en tenir compte.
Il poursuivit :
« Je ne peux pas te guider, mais je peux te mettre en face d’un abîme qui mettra à l’épreuve toutes tes facultés. Cela dépend de toi, de prendre ton envol ou de courir te cacher derrière la sécurité de tes routines. «
Ses mots éveillèrent ma curiosité. Je lui demandai de quel abîme il s’agissait.
Il me dit que c’était mon propre rêve.
Cette réponse me secoua. D’une certaine façon, Carlos avait remarqué mon dilemme intérieur.
Vers sept heures moins le quart, j’arrivai à une sympathique petite maison, vers Coyocán. Je fus reçu par une jeune femme agréable qui semblait être la patronne de la maison. Je lui expliquai que j’avais été invité à la conférence de Carlos et elle me laissa passer. Nous fîmes les présentations, elle me dit se prénommer Martha.
Dans la pièce, se tenaient huit autres personnes. Ensuite, arrivèrent deux autres invités et peu après apparut Carlos qui, comme toujours, nous salua avec effusion. Cette fois-ci il était habillé en veston cravate et tenait à la main une serviette qui lui conférait un air intellectuel.
Il commença à parler de sujets divers et, presque sans que nous nous en rendions compte, il entama le thème de sa conférence : comment effacer l’histoire personnelle.
En guise de préambule, il affirma que l’importance que nous nous attribuons en chaque chose que nous faisons, disons ou pensons, constituait une espèce de ‘dissonance cognitive’ qui embrume nos sensations et nous empêche de voir les choses clairement et objectivement.
« Nous sommes pareils à des oiseaux atrophiés. Nous naissons avec tout ce qui est nécessaire pour voler et cependant, nous nous sentons en permanence obligés de voler autour de notre moi. L’importance personnelle est la chaîne qui nous enserre.
« Le chemin qui convertit un être humain commun et ordinaire en un guerrier est très ardu.
Notre sensation d’être le nombril de tout s’impose, nous nous croyons nécessaires, et dignes d’avoir le dernier mot.
Nous nous croyons importants et quand quelqu’un est important, n’importe quelle intention de changer devient un processus lent, compliqué et douloureux.
« Ce sentiment nous isole. S’il n’existait pas, nous serions aussi fluide que la mer de la conscience et nous saurions que notre ‘moi’ n’existe pas pour lui-même : son destin est d’alimenter l’Aigle.
« L’importance personnelle croît chez l’enfant à mesure qu’il perfectionne sa compréhension sociale. On nous a appris à construire un monde de concordances auxquelles nous nous référons, pour que nous puissions communiquer entre nous.
Mais voilà, ce don inclut un attachement désagréable : notre idée du ‘moi’. Le ‘moi’ est une construction mentale, elle vient d’ailleurs et il est temps que nous nous en déchargions.»
Carlos affirma que les obstacles qui se posent pour communiquer entre nous sont une preuve vivante du fait que, ce que nous avons reçu est absolument artificiel.
« Après avoir expérimenté pendant des millénaires des situations qui altèrent les modes de perception du monde, les sorciers de l’ancien Mexique découvrirent un fait puissant : nous ne sommes pas obligés de vivre dans une réalité unique, car la construction de l’Univers repose sur des principes tellement plastiques qu’ils peuvent engendrer des formes quasi infinies en variété, créant des gammes innombrables de perception.
« Ils en déduisirent que, ce que nous les êtres humains recevons de l’extérieur est cette capacité à fixer notre attention dans l’une de ces gammes, pour la reconnaître et l’explorer, en nous moulant en elle et en apprenant à la ressentir comme si elle était unique. De là naquirent l’idée et le sentiment que nous vivons dans un monde exclusif et, par conséquent, d’être un ‘moi’ individué.
« On ne peut douter que la description qui nous a été donnée soit un bien valable, semblable au tuteur auquel s’agrippe un arbre pour pouvoir se fortifier et être guider. Elle nous a permis de croître comme des personnes normales dans une société moulée dans cette fixation. C’est ainsi que nous avons dû apprendre à ‘écrémer’, c’est-à-dire à procéder à des lectures sélectives de l’énorme volume de données qui parviennent à nos sens.
Cependant, une fois que ces lectures se convertissent en ‘réalité’, la fixation de notre attention fonctionne comme une ancre et nous empêche de prendre conscience de nos incroyables possibilités.
«Don Juan soutenait que la limite de la perception humaine est la timidité.
Pour pouvoir manipuler le monde qui nous entoure, nous avons dû renoncer à notre patrimoine perceptif, qui est la possibilité de l’atteindre en entier. De cette façon, nous sacrifions le vol de la conscience pour la sécurité du connu.
Nous pouvons vivre des vies fortes, audacieuses, saineset nous pouvons être des guerriers impeccables, mais nous n’osons pas !
« Notre héritage est une maison stable pour y vivre, mais nous l’avons converti en une forteresse de la défense du moi , ou mieux encore, en une prison où nous condamnons notre énergie à nous affaiblir exponentiellement.
Nos années, nos sentiments et nos forces les meilleurs s’en vont aux réparations et aux étayages de cette demeure, parce que nous en sommes arrivés à nous identifier à elle.
« Afin qu’un enfant devienne un être social, il a dû acquérir une fausse conviction de sa propre importance et ce qui en principe était une sentiment sain d’auto-préservation, finit par se transformer en une réclame égocentrique d’attention.
« De tous les cadeaux que nous avons reçus, l’importance accordée à la personne est la plus cruelle. Elle convertit une créature magique et pleine de vie en un pauvre diable pédant et disgracieux. «
En montrant ses pieds, il nous dit que se sentir importants nous obligeait à accomplir des choses absurdes.
« Regardez-moi ! Un jour, j’achetai des chaussures très fines, qui pesaient presque un kilo chacune. Je dépensai la somme de cinq cents dollars pour leur achat, pour marcher en traînant les pieds !
« A cause de cette importance personnelle nous sommes remplis à ras-bord de rancœurs, d’envies et de frustrations, nous nous laissons guider par des sentiments de complaisance et nous fuyons la tâche de nous connaître nous-même avec des prétextes du type « Qu’est-ce que je peux être fatigué ! « ou encore « Quelle flemme !»
« Derrière tout cela, il y a une difficulté que nous essayons de faire taire par un dialogue intérieur chaque fois plus dense et moins naturel. «
A ce point de la conférence, Carlos fit une pause pour pouvoir répondre à quelques questions ; il en profita pour nous raconter diverses histoires instructives sur le mode par lequel la propre importance déforme les êtres humains, les transformant en carcasses rigides face auxquelles un guerrier ne peut que rire ou pleurer.
« Après quelques années d’étude avec Don Juan, je me sentis tellement effrayé par ses pratiques que je m’éloignai pour un temps. Je ne pouvais accepter ce que mon benefactor et lui me faisaient. Cela me semblait inhumain, inutile et j’aspirais à un traitement plus doux. J’en profitai pour visiter différents maîtres spirituels dans le monde afin de trouver dans leurs doctrines quelques pistes d’enseignement qui auraient pu justifier ma désertion.
« A cette occasion, je rencontrai un gourou californien qui pensait être quelqu’un d’important. Il m’admit comme disciple et me donna la tâche de quémander l’aumône sur la place publique. Considérant que cette expérience était neuve pour moi et que probablement j’en tirerais une leçon importante, je me remplis de courage et me mis à l’ouvrage. Lorsque je
revins vers lui, je lui dis : « Maintenant, à ton tour ! « Il me montra à quel point je le dégoûtai et m’expulsa de la classe.
« Lors d’un autre voyage, je m’en fus voir un autre maître hindou reconnu.
Je me présentai à son domicile tôt le matin et fis la queue avec d’autres curieux. Mais le maître nous fit attendre pendant des heures. Lorsqu’il apparut, en haut de l’escalier, il avait un aspect condescendant, comme si il nous faisait une grande faveur en nous admettant chez lui. Il descendit les escaliers dignement mais ses pieds se prirent dans son ample tunique,
il tomba sur le sol et se brisa le crâne. Il mourut là , face à nous.
«A une autre occasion, Carlos nous dit que le démon de la propre importance n’affecte pas seulement ceux qui se prennent pour des maîtres, mais tout le monde en général. L’un de ses bastions les plus solides est l’apparence personnelle.
« Ce point était celui qui me faisait le plus souffrir. Don Juan avait l’habitude d’attiser le feu de mon ressentiment en se moquant de ma stature; il me disait : Plus tu es petit et gros et plus tu es égomaniaque ! Tu es petit et moche comme un parasite, il ne te reste plus qu’à de devenir célèbre, parce qu’autrement tu n’existes même pas ! Il affirmait que le simple fait de me voir lui donnait envie de vomir, ce qui le rendait infiniment reconnaissant à mon égard.
« Je m’offensais de ses commentaires, parce que j’avais la conviction qu’il exagérait mes défauts. Mais un jour, j’entrai dans un magasin de Los Angeles et je pus me convaincre qu’il avait raison. J’entendis un individu qui disait à côté de moi : « C’est court ! «et je me sentis tellement irrité que sans me le faire dire deux fois, je me tournai vers lui et lui mis mon poing dans la figure. J’appris par la suite que cet homme n’avait pas dit ces mots à mon intention mais à propos du retour de sa monnaie.
« Un des conseils que nous donna Don Juan fut que, au cours de notre formation de guerriers, nous devions nous abstenir de garder ce qu’il appelait ‘les outils pour la perpétuation du moi ‘. Il incluait dans cette catégorie les objets comme les miroirs, l’exhibition de titres académiques et les albums de photo concernant l’historie personnelle. Les sorciers de
son groupe ne prenaient pas ce conseil à la légère contrairement aux apprentis. Cependant, pour je ne sais quelle raison, j’interprétai son exigence dans un sens extrême, et depuis lors je ne permis plus que l’on me prenne en photo.
« Une fois, lors d’une autre conférence, j’expliquai que les photos sont une perpétuation de l’image de soi, et que mon renoncement avait pour objet de maintenir une terre inconnue au tour de ma personne. Je me rendis compte qu’une femme, qui se prenait pour un guide spirituel, avait commenté que si, elle avait eu mon visage de barman mexicain, elle n’aurait pas non plus permis de se laisser photographier.
« En observant les manies de l’importance personnelle et le mode homogène de sa propagation dans le monde, les voyants ont divisé les êtres humains en trois catégories que Don Juan nomma par les trois noms les plus ridicules que l’on puisse trouver : les pisses, les pets et les vomis.
Chacun de nous tombe dans l’une de ces catégories.
« Les pisses se caractérisent par leur servilité ; ils sont flatteurs, visqueux et fastidieux. Ce sont les gens qui veulent toujours te faire une faveur ; ils te veillent, ils prévoient pour toi, ils te préparent ta tambouille; ils ont tant de compassion dans leur âme ! Mais c’est de cette manière qu’ils masquent leur vraie nature : ils n’ont pas d’ initiative propre et d’eux même ils n’arrivent jamais à rien. Ils ont besoin de l’ordre d’une autre personne pour sentir qu’ils servent à quelque chose.Et malheureusement pour eux, ils supposent que les autres sont aussi gentils qu’ils le sont ; c’est pourquoi ils sont toujours accablés, déçus et pleurnicheurs.
« Les pets , en revanche sont leur extrême opposé. Irritants, mesquins et autosuffisants, ils s’imposent constamment et interfèrent. Une fois qu’ils t’ont accroché, ils ne te laissent pas en paix. Ce sont les personnes les plus désagréables qui puissent tomber sur toi. Si tu es tranquille, vient le pet qui t’enveloppe dans ses démonstrations affectives et t’utilise le plus possible. Ils ont un don naturel pour être les maîtres et les leaders de l’Humanité. Ce sont eux qui tuent pour conserver le pouvoir.
« Entre ces deux catégories, il y a les vomis. Neutres, ils ne s’imposent pas et ne se laissent pas guider. Ils sont présomptueux, ostentatoires et exhibitionnistes. Ils donnent cette impression qu’ils sont irremplaçables mais ils ne sont rien, c’est de la vantardise, tout est du show. Ils sont la caricature des gens qui croient un peu trop en eux-mêmes, et si tu ne fais pas attention à eux, ils sont défaits par leur insignifiance.»
Un participant de l’assemblée lui demanda si l’appartenance à l’une de ces trois catégories était une caractéristique obligatoire, c’est-à-dire une condition innée de notre luminosité.
Il répondit :
« Personne ne naît ainsi. C’est nous qui créons cela ! Nous tombons dans l’une ou l’autre de ces classifications à cause d’un quelconque incident minime qui nous marque lorsque nous sommes enfants, dû à la pression de nos parents ou à d’autres facteurs impondérables. A partir de là et à mesure que nous croissons, nous nous impliquons de plus en plus dans la défense du ‘moi’, et vient le moment où nous ne nous souvenons plus du jour où nous avons cessé d’être authentiques et avons commencé à jouer un rôle.
Lorsque un apprenti entre dans le monde des sorciers, sa personnalité de base est déjà formée, et comme plus rien ne peut être annuler, alors il ne lui reste qu’à rire de tout ça.
« Mais, en dépit de ce que montre notre condition congénitale, les sorciers peuvent détecter le type d’importance que nous nous concédons au travers de leur ‘voir’, car le moulage de notre caractère sur plusieurs années produit des déformations permanentes dans le champ énergétique qui nous entoure.
« Il poursuivit en expliquant que la propre importance est alimentée par le même type d’énergie que celle qui nous permet de rêver. C’est pour cette raison que sa perte est la condition de base du nagualisme, vu qu’elle libère pour notre usage un excédent d’énergie ; de plus, sans cette précaution, le chemin du guerrier pourrait nous convertir en aberrations.
« C’est ce qui se passa pour de nombreux apprentis : ils débutèrent correctement, économisant leur énergie et développant leurs potentialités.
Cependant, ils ne se rendirent pas compte que, à mesure qu’ils accédaient au pouvoir, ils nourrissaient également en eux le parasite. Si nous cédons à la pression de l’ego, il est préférable que nous le fassions comme des hommes ordinaires, parce qu’un sorcier qui se croit important est la chose la plus triste qui puisse exister.
« L’importance personnelle est traîtresse : elle peut se couvrir d’un masque d’humilité presque impeccable et elle n’est pas pressée. Après toute une vie de pratiques, il lui suffit d’un minimum d’inattention, d’un petit faux pas et la revoilà, à nouveau, comme un virus incubé en silence, ou comme ces grenouilles qui attendent durant des années sous le sable du désert et qui, avec les premières gouttes de pluie, s’éveillent de leur léthargie et se reproduisent.
« En prenant en compte sa nature, c’est un devoir du benefactor de dépouiller l’apprenti de son importance jusqu’à ce qu’elle explose.
Il ne peut avoir aucune pitié. Le guerrier doit apprendre à être humble sur un chemin des plus ardus sinon il n’aura pas la moindre opportunité face aux dards de l’inconnu.
« Don Juan fouettait ses disciples jusqu’à la cruauté. Il nous recommandait une vigilance quotidienne de vingt-quatre heures pour garder à sa place la pieuvre du ‘moi’.
Et bien sûr, nous n’en tenions pas compte ! Mis à part Eligio, le plus avancé des apprentis , nous nous livrions tous d’une manière éhontée à nos propensions.
Pour la Gorda, ce fut fatal ! « Il nous raconta l’histoire de Maria Elena, une apprentie avancée de Don Juan qui avait développé un grand pouvoir de guerrier mais qui ne pouvait
contrôler les vices de son étape humaine.
« Elle pensait qu’elle la tenait sous contrôle mais il n’en était rien .
Elle conservait un intérêt très égoïste, un attachement personnel ; elle attendait des choses du groupe de guerriers et cela la tua.
« La Gorda se sentait offensé parce qu’elle me considérait incapable de conduire les apprentis jusqu’à la liberté, et jamais elle ne m’accepta comme nouveau nagual. Une fois que la force directrice de Don Juan disparut, elle commença à me reprocher mon insuffisance, et plus encore, mon anomalie énergétique, sans considérer que c’était un ordre de l’Esprit.
Peu après elle s’allia avec les Genaros et les Petite Soeurs et en vint à se prendre pour le leader du clan. Mais ce qui l’exaspéra le plus fut le succès publique de mes livres.
« Un jour, dans un élan d’autosuffisance, elle nous réunit tous, se campa devant nous et cria « Bande de cons ! Je m’en vais ! «
« Elle connaissait l’exercice du feu du dedans, au moyen duquel elle pouvait déplacer son point d’assemblage jusqu’au monde du nagual pour ,retrouver Don Juan et Don Genaro.
Cependant, ce soir-là, elle était très agitée. Certains des apprentis tentèrent de la calmer et cela la rendit encore plus furaxe . Je ne pouvais rien faire, la situation avait embrumé mon pouvoir. Suite à un effort brutal et pas du tout impeccable, elle eut une embolie cérébrale et tomba raide morte. Son égomanie la tua. «
Pour servir de morale à cette étrange histoire, Carlos ajouta qu’un guerrier ne se laisse pas aller jusqu’à la folie, parce que mourir d’une attaque de l’ego est la plus stupide façon de mourir.
« L’importance personnelle est homicide ; elle tronque le libre flux de l’énergie et cela est fatal. Elle est responsable de notre fin en tant qu’individu mais viendra le jour où elle mettra aussi fin à l’espèce.
Quand un guerrier apprend à la laisser de côté, son esprit se déplie, jubile, comme un animal sauvage qui se libère de sa cage et retrouve sa liberté.
« L’importance personnelle peut être combattue de diverses manières, mais il faut d’abord se rendre compte qu’elle existe. Si tu as un défaut et que tu le reconnais, tu as déjà fait la moitié du chemin !
« D’abord s’en rendre compte ; Prenez un petit post-it et écrivez-y : ‘L’importance personnelle tue’et collez-le là où il sera le plus visible dans votre maison.
Lisez et relisez cette phrase chaque jour, tentez de vous en souvenir en permanence lorsque vous travaillez, méditez-la. Un jour, qui sait, viendra le moment où son sens touchera votre intérieur et vous vous déciderez à changer quelque chose. S’en rendre compte est d’une grande aide, parce que la lutte contre le moi génère sa propre violence.
«Ordinairement, l’importance personnelle est alimentée par nos propres sentiments qui vont de l’envie d’être bien vu et d’être accepté par les autres jusqu’à l’arrogance ou le sarcasme.
Cependant son rayon d’action favori est la pitié pour soi-même et pour ceux qui nous entourent. Pour la traquer, nous devons au préalable décortiquer nos sentiments en leurs plus infimes composantes, détectant les sources qui les alimentent.
« Les sentiments se présentent rarement sous une forme pure ; ils se masquent. Pour les chasser comme des lapins, nous devons procéder avec stratégie , d’autant qu’ils sont rapides et que l’on ne peut raisonner avec eux.
«Nous commençons par les choses les plus évidentes : à quel point je me prends au sérieux ?… à quoi je suis attaché ?… à quoi je consacre mon temps ?
Ce sont des choses que nous pouvons commencer à changer, accumulant ainsi l’énergie suffisante pour libérer un petit peu d’attention, ce qui nous permettra de pénétrer plus loin dans l’exercice.
« Par exemple, au lieu de passer des heures à regarder la télé, à aller faire des courses ou à converser avec nos amis à propos de choses non transcendantes, nous pourrions réserver une petite partie de ce temps à récapituler notre histoire, à pratiquer quelques exercices physiques ou à aller tout seul marcher, déchaussé, sur une pelouse. Cela semble simple, mais par le biais de ces pratiques notre panorama sensoriel se redimensionne. Nous récupérons quelque chose qui était là depuis toujours mais qu’on nous donnait pour perdu.
« Au départ de ces petits changements, nous pouvons analyser des éléments plus difficiles à détecter dans lesquels notre vanité se projette jusqu’à la démence. Par exemple… quelles sont mes convictions ?…. dois-je me considérer comme immortel ?… suis-je spécial ?… est-ce que je mérite qu’on prête attention à moi ? Ce type d’analyse, qui jette un pavé dans la mare des croyances qui font de nos sentiments cette grande forteresse, doit être entreprise à travers le silence intérieur en estampillant un engagement très fervent avec l’honnêteté. Sinon, le mental s’en sortira avec toutes sortes de justifications.
Carlos ajouta que ces exercices devaient être accomplis avec une sensation d’urgence, parce qu’en vérité il s’agit de survivre à une attaque puissante.
« Rendez-vous compte que l’importance personnelle est un venin implacable.
Elle ne nous laisse pas le temps, son antidote est l’urgence. Maintenant ou jamais !
« Une fois que vous aurez disséqué vos sentiments, vous devez apprendre à recanaliser vos efforts au-delà de l’intérêt humain, jusqu’au lieu sans pitié. Pour les voyants, ce lieu-sans-pitié est un endroit de notre luminosité aussi fonctionnel que le lieu de la raison. Nous pouvons apprendre à évaluer le monde selon le point de vue du détachement tout comme nous avons appris à le faire depuis l’enfance du point de vue de le raison. Sauf que le détachement, comme point d’assemblage, est beaucoup plus près du temple du guerrier.
« Sans cette précaution, la révolte émotionnelle résultant de la traque de notre importance peut se révéler tellement douloureuse, que l’on peut être conduit au suicide ou à la démence.
Lorsque l’on apprend à regarder le monde avec la non-compassion, avec l’intuition que derrière chaque situation qui entraîne une dépense énergétique, il y a un Univers impersonnel, l’apprenti cesse d’être un noeud de sentiments et se convertit en un être fluide.
« Le problème de la compassion nous oblige à voir les choses par les lentilles de l’apitoiement sur soi-même. Un guerrier sans compassion est une personne qui a transféré sa volonté au centre de l’indifférence et ne se complait plus dans les ‘pauvre de moi’.
C’est un individu qui n’a plus aucune pitié pour ses faiblesses et qui a appris à rire de lui-même.
« Une façon de définir l’importance personnelle consiste à la comprendre comme la projection de nos faiblesses au travers de l’interaction sociale.
C’est comme les attitudes de pseudo-puissance et les cris qu’adoptent certains animaux pour dissimuler le fait qu’en réalité ils n’ont aucun système de défense.
Nous sommes importants parce que nous avons peur, et plus nous avons peur, plus il y a d’ego.
« Toutefois, et heureusement pour les guerriers, l’importance personnelle a un point faible, elle dépend de la reconnaissance dont elle a besoin pour se maintenir elle-même. C’est comme le cerf-volant qui a besoin d’un courant d’air pour pouvoir tenir haut, ne pas tomber et se rompre.
Si nous ne donnons pas d’importance à l’importance, c’en est finit d’elle.
« En sachant cela, un apprenti rafraîchit ses relations. Il apprend à fuir ceux qui lui accordent son consentement et fréquente ceux pour qui rien d’humain n’a d’importance. Il cherche la critique, non l’adulation.
Passé un certain cap, commence une nouvelle vie, il annule son histoire, il change de nom, explore de nouvelles personnalités, annule la suffocante persistance de son ego et se lance dans des situations limites dans lesquelles l’être authentique se voit forcé de prendre la relève.
Un chasseur de pouvoir n’a pas de pitié et ne cherche pas la reconnaissance dans les yeux des autres.
« L’état de non-pitié est surprenant . Il s’improvise petit à petit, durant des années de pression continue, puis il survient d’un coup comme une vibration instantanée qui rompt notre moule et nous permet de voir le monde avec un sourire serein.
Pour la première fois, depuis de nombreuses années nous nous sentons libres du terrible poids d’être nous-même et nous voyons la réalité qui nous entoure.
Une fois que nous arrivons à ce stade, nous somme seuls ; un coup incroyable nous est donné, une aide qui vient des entrailles de l’Aigle et qui nous transporte en une milliseconde dans des univers de sobriété et de sagesse.
« Sans la pitié, nous pouvons affronter avec élégance l’impact de notre extinction personnelle. La mort est la force qui donne au guerrier valeur et modération. Rien qu’en regardant au travers de ses yeux, nous nous rendons conscient de notre non-importance.
C’est alors que la mort vient s’asseoir à nos côtés et commence à nous transmettre ses secrets.
« Le contact avec sa non-importance laisse une marque indélébile sur le caractère de l’apprenti. Celui-ci comprend immédiatement que toute l’énergie de l’Univers est connectée.
Et qu’il n’existe pas un monde d’objets qui établissent des relations entre eux au travers de lois physiques.
Ce qui existe est un panorama d’émanations lumineuses inextricablement liées avec lesquelles nous faisons des interprétations, aussi loin que le pouvoir de notre attention nous le permet.
Toutes nos actions comptent, parce qu’elles déchaînent des cascades dans l’infini.
C’est pour cela qu’aucune de nos actions ne vaut plus qu’une autre, aucune n’est plus importante qu’une autre.
« Cette vision coupe court à la propension que nous avons à être indulgents vis-à-vis de nous-mêmes. En étant témoin de ce lien universel, le guerrier capture les sentiments rencontrés.
D’une part, une jubilation indescriptible et une révérence suprême et impersonnelle envers tout ce qui existe.
De l’autre, un inévitable et profond sentiment de tristesse, qui n’a rien à voir avec l’apitoiement sur soi-même ; une tristesse qui vient du fond de l’infini, une bourrasque de solitude qui ne se calmera jamais.
« Ce sentiment épuré donne au guerrier la sobriété, la subtilité, et le silence nécessaires pour poser son intention là où toutes les raisons humaines ont échoué.
En de telles conditions, l’importance personnelle s’éteint toute seule. «