« Des fleuves d’eau vive couleront de son ventre »
(Jean, VII, 37)
(…) Au cœur d’un monde crevant de sécheresse, j’ose reprendre pour toi, leur redonnant toute leur vérité et toute leur force, des annonces qui ont traversé les âges et fécondé, avant les notre, bien des jardins intérieurs : « Vous tous qui avez soif, venez aux eaux » et : « Vous boirez dans la joie aux sources du salut. »
Quelle est cette source à la fois réchauffante et fraîche qui t’est ainsi offerte ? Ne la cherche pas loin : elle est en toi.
Tu m’interroges : « Comment prétends-tu la faire couler ? » De la manière la plus simple : en la laissant fluer en moi, en te présentant le jeu d’un épanchement sans retenue et sans fausse pudeur , assuré que la loi qui le régit saura lui imposer sa juste mesure et conserver à l’impétuosité de son débordement la sobriété convenable.
Oui, c’est bien au spectacle d’une ivresse que je te convie, mais elle n’est autre que celle des bien-yvres qui émaillaient de leurs joyeuses et profondes divagations le pré où allait naître Gargantua.
Cette ivresse est contagieuse. Libérant le cours du langage, des images et des trouvailles de l’esprit, elle gagne celui qui le contemple, son flot lui entre par les yeux et les oreilles, se propageant à partir de ces portes de l’être pour envahir toute sa maison.
Ainsi dans une forêt, le feu saute d’arbre en arbre, ainsi, dans une foule, l’émotion passe d’un individu à l’autre, et, dans un groupe de musiciens et de danseurs, le rythme circule et, se propageant, gagne chacun.
Je n’entends pas pour autant t’amener à l’inconscience d’une soulerie collective.
Notre communion vise, non à te faire te perdre et t’oublier, mais à te rendre davantage toi-même, tout en te plaçant à l’unisson du bondissement chantant de l’unique source.
C’est que celle-ci jaillit de très loin, d’une profondeur telle qu’elle est à la fois mon origine et la tienne, origine sise bien au-delà de ton domaine connu et inventorié, de ce que tu appelles « moi ».
Je ne te dirai pas comment il m’est devenu possible d’y accéder et d’en libérer les énergies.
Qu’il te suffise aujourd’hui de vérifier qu’elle monte bien en toi, comme je te l’assure, pour irriguer ton aridité et faire fleurir et fructifier ta lande.
Elle te montrera alors ce qu’elle attend de toi et comment elle exige pour jaillir que tu descendes et que tu creuses.
Ne sois pas surpris si tu sens naître en toi quelque crainte.
Tout approfondissement intérieur est révélation d’un gouffre habité de vies inconnues, et cette présence en nous de puissances étrangères est en un premiers temps cause de trouble.
Nous pouvons dire avec Jacob après sa vision le reliant au ciel : « Un dieu était là et je ne le savait pas.
En vérité, ce lieu est terrible. C’est la maison de Dieu et la porte du ciel. »
Et, pour en vivre toute la grandeur, nous devons nous effacer devant elle, consentir à nous faire son hôte et son serviteur.
Ce programme démesuré est pourtant le seul capable d’apaiser notre angoisse, de la changer en certitude et de calmer notre agitation.
Il y a maintenant dix ans que j’ai recueilli sur la couverture d’un livre de chez nous le cri du poète américain de la génération perdue : « Je veux regarder Dieu en face. »
C’est l’expression de l’exigence immémoriale de l’homme, la plus surnature, et voilà qu’il éclatait au cœur de nos villes anesthésiées par les prodiges de la technique.
J’ai su qu’il peut être satisfait au-delà de toute espérance, au-delà même de la forme où il s’exprimait, car Dieu ne doit pas seulement être pour nous un vis-à-vis redoutable et fascinant, parce que demeurant un Autre.
Si je l’accueille, si j’accepte son étreinte, la démission totale que je lui aurai consentie se changera en force renouvelée, la mort que j’aurai reçue de son baiser sera principe de vie éternelle.
M’étant perdu je me serai trouvé.
En l’Autre ? Oui, mais cet Autre est le Moi véritable, le Moi de tous les moi, Soi transpersonnel et personnel à la fois, source de l’être, source des sources que sont les êtres individuel.
Ce passage de l’Un à l’Autre, du moi séparé au Moi véritable, c’est toute l’alchimie et sa mystérieuse transmutation.
Il l’avait bien perçu, notre jeune devancier devenu pour ce siècle un témoin d’autant plus chéri qu’il s’est arrêté en chemin, et, par suite, ne pose pas à ceux qui voudraient le suivre la terrible exigence de la totale métamorphose.
Lorsqu’il s’écriait : « Je est un Autre », Jean-Arthur Rimbaud posait face à lui l’Archange, essence de l’homme vouant celui-ci à devenir son partenaire et son adversaire dans un corps à corps sans merci.
Il préparait ainsi les noces chymiques où, de la mort des deux époux, nait l’enfant d’immortalité.
En évoquant un tel combat, t’aurai-je inspiré, mon compagnon, ma compagne d’aventure, un peu de cet effroi que je te prédisais tout à l’heure ? S’il en est ainsi, je m’en réjouirai, car je t’aurai placé véritablement sur le chemin, ou plutôt je t’aurai rapproché de cette fontaine qui veut substituer en toi son cours libre, généreux et durable aux eaux croupies et fétides de ton morne étang.
Les pages que je te propose ne prétendent rien t’apprendre. Leur but est, en s’écoulant d’elles-mêmes, d’induire en toi un flux semblable.
Et je sais désormais, d’expérience que cette ambition est légitime.
Et, si elle l’est, c’est qu’elle n’est pas de moi, mais qu’elle est le dessein nourri par l’Eau vivante et permanente.
Sa volonté s’est imposée à moi, et c’est elle qui a érigé, en quelque sorte de ses propres mains, cette fontaine de pierre dont je suis auprès de toi le servant.
Car cette Eau est vie, intelligence et puissance, et ses chemins ne sont pas mes chemins.
C’est pourquoi, chaque fois qu’Elle se fait pressante et m’incite à la répandre, je me sens craintif et anxieux.
Je lui dis dans un soupir : « Où vas-tu me conduire ? Quelles paroles vas-tu tracer par ce canal ? » Mais il y a bien longtemps que tout choix a disparu.
Le flot m’a saisi une fois pour toutes. Il a fallu se rendre à merci , s’en remettre totalement à lui.
Depuis, Sa Loi est l’unique loi – y compris dans les écarts rectifiés par un amour impitoyable.
Et cette loi, le courant m’a montré lui-même qu’il voulait l’établir en d’autres centres, et faire d’eux, à leur tour, Sa source.
Ce sont eux, c’est vous qui m’avez fait entendre, en paroles humaines, le cri de votre soif.
Et ce cri provenait de la source en vous-même captive et demandant à être délivrer.
C’est Elle en vous qui a entraîné ce ruissellement du fleuve d’eau vive.
Ainsi la soif invoque le Soi, et le Plein répond au Vide, qui est son autre visage.
La parole évangélique placée en tête de cette méditation prend alors tout son sens.
L’être dont le ventre fait ruisseler les fleuves d’eau vive n’est pas un individu unique et privilégié.
Il fait partie d’une communion vaste et subtile, il est un élément d’un réseau de canalisations. Il reçoit et il donne.
Et l’appel même auquel il répond est ruissellement, car c’est lui qui fait naître l’écoulement et ainsi il est l’agent en même temps que le réceptacle.
Dès lors ne t’étonne pas de trouver avant tout dans ces pages des traits personnels.
Ce qui est vécu ici l’est à partir du point que j’ai dit.
Il a ainsi pour chacun valeur de parabole, car ce point est en toi comme en moi.
Tandis que tout autour je vois naitre de subtiles pensées sur l’homme et sur les choses, des vues sur la société et son avenir, sur l’univers et sa structure, je me sens chaque jour plus pauvre et plus ignorant, tout entier occupé à déchiffrer de moment en moment le sens de ce que je vis et de ce que vivent d’autres qui viennent m’en demander la clé.
Et ce n’est pas autre chose que j’ai à te proposer : des morceaux de vie.
Il m’a été donné d’en trouver le mot. Alors, je te le présente afin qu’ils soient pour nous, ensemble, un exercice de lecture. Voilà. Le but qui m’est assigné par notre auguste Grammaire est celui-là : t’apprendre à lire.
Et puisque lire les évènement, au-dedans et au-dehors, signifie en discerner le sens d’éternité qui perce à chaque instant à travers leur apparence, en procédant avec toi à cet exercice de lecture je t’enseigne à forer des sources, car le Sens ainsi décelé nous affranchit de la corruption du temps et nous place en chaque moment au contact de la fontaine d’eau vive, breuvage d’immortalité, nectar, élixir et ambroisie.
Et si nous l’avons vue tout à l’heure comme un fleuve remplissant notre être et l’élargissant, c’est que, si l’éternité s’empare ainsi de nous d’instant en instant, elle nous dilate à la mesure infinie de la puissance divine pour se propager à travers nous – ce qui, naturellement, ne peut se réaliser que dans la présence humble et attentive du sujet individuel devenu le canal de la merveille.