Des heures durant nous marchâmes. Il ne cueillit aucune plante, il ne m’en désigna pas une seule. Cependant il m’enseigna une « forme appropriée de marche ». Il me conseilla de courber légèrement mes doigts vers la paume des mains pendant que je marchais ; ainsi, prétendit-il, je prêterais plus d’attention à la piste et aux environs.
Selon lui, ma marche était débilitante et il précisa qu’on ne devait jamais rient porter dans ses mains. Pour les transports il concevait d’employer un filet passé sur le dos ou un bissac. Son idée était qu’en maintenant les doigts dans cette position particulière on avait plus de force et on bénéficiait d’une attention bien plus soutenue.
Pourquoi discuter ? Je plaçai mes doigts selon ses instructions et je le suivis, Ni mon attention ni mon énergie ne me semblèrent s’en trouver modifiées.
Nous marchâmes tout le matin pour ne marquer un arrêt que vers midi. Je transpirais. Je voulus boire à ma gourde, mais il m’arrêta pour me conseiller de ne prendre qu’une seule gorgée d’eau.
« Tu te prends trop au sérieux, reprit-il lentement.
Tu es sacrément trop important, au moins d’après l’idée que tu te fais de toi-même. C’est ça qui doit changer !
Tu es tellement important que tu peux te permettre de partir lorsque les choses ne vont pas à ta guise. Tu es tellement important que tu crois normal d’être contrarié par tout. Peut-être crois-tu que c’est le signe d’une forte personnalité. C’est absurde ! Tu es faible, tu es vaniteux. »
Malgré mes protestations il n’en démordit pas. Il me fit remarquer qu’au cours de ma vie je n’avais rien achevé à cause du sentiment d’extrême importance dont je m’affublais.
La certitude avec laquelle il plaçait ses coups me sidérait. Bien sûr, il avait raison ; c’est d’ailleurs ce qui m’irritait jusqu’à la colère et m’inquiétait parce que je me sentais menacé.
« La propre-importance est aussi une chose à laisser tomber, tout comme la propre-histoire », dit-il avec emphase.
En aucun cas je ne désirais aborder ce genre d’argument ; mon désavantage s’avérait par trop considérable. Il ne se déciderait pas à revenir chez lui tant que je ne serais pas prêt, et j’ignorais tout du chemin de retour. Il fallait que je reste en sa compagnie.
Soudain il fit un mouvement étrange. Il reniflait l’air tout autour de lui et sa tête oscillait à un rythme presque imperceptible. Il semblait dans un état de vigilance inhabituel. Il se tourna vers moi et me regarda d’un air ahuri et investigateur. Ses yeux balayaient mon corps de haut en bas comme à la recherche de quelque chose en particulier.
Tout d’un coup il se leva et d’un pas rapide s’en alla. Il courait presque ; je le suivis. Cette marche effrénée se prolongea au moins pendant une heure.
Enfin il s’arrêta pour s’asseoir près d’une colline rocheuse à l’ombre de quelques buissons. Cette course m’avait vidé, mais je me sentais mieux. Le changement était d’ailleurs surprenant; j’exultai presque alors qu’au moment de me mettre à courir j’étais furieux contre lui.
« Curieux quand même, dis-je, mais je me sens en forme. »
Au loin croassa un corbeau. Don Juan leva un doigt à son oreille gauche et eut un sourire.
« C’était un présage. »
Un caillou roula au flanc de la colline et en arrivant dans les broussailles produisit un froissement sec. Il éclata de rire et du doigt désigna l’endroit d’où venait le bruit.
« Et ça, c’était un accord », précisa-t-il.
Il me demanda si j’étais prêt à parler de ma propre importance. Un rire me secoua, ma colère semblait si lointaine, je ne savais plus comment il avait réussi à tant m’irriter.
« Je ne comprends pas ce qui m’arrive, dis-je. Je me suis mis en colère et maintenant j’ignore comment elle a disparu.
– Autour de nous le monde est extrêmement mystérieux, déclara-t-il. Il ne livre pas facilement ses
secrets. »
Ses déclarations m’enchantaient, elles étaient provocantes et impénétrables. Je n’arrivais pas à savoir si elles contenaient une signification cachée ou si elles n’étaient que de parfaites absurdités.
« Si jamais tu reviens dans ce désert, me dit-il, n’approche pas de la colline rocheuse où nous avons fait étape. Évite-la comme la peste.
– Pourquoi ? Pour quelle raison ?
– Ce n’est pas le moment d’expliquer pourquoi, ce que nous disions c’est qu’il faut perdre sa propre importance. Aussi longtemps que tu croiras que tu es la plus importante des choses de ce monde tu ne pourras pas réellement apprécier le monde qui t’entoure.
Tu seras comme un cheval avec des œillères, tu ne verras que toi séparé de tout le reste. »
Il m’examina. « Je vais parler à ma petite amie », dit-il en désignant du doigt une petite plante.
Il s’agenouilla devant la plante et tout en la caressant lui parla. Au début je ne compris pas ce qu’il lui disait, mais il poursuivit en espagnol. Pendant un certain temps il balbutia des inepties, puis il se leva.
« Ce que tu lui racontes importe peu. Tu peux tout aussi bien fabriquer des mots. Ce qui est important est la sensation d’amour que tu lui portes, tu dois la traiter d’égal à égal. »
Il expliqua qu’en récoltant des plantes, il faut chaque fois s’excuser avant de les cueillir et leur
affirmer qu’un jour notre propre corps leur servira de nourriture.
« Ainsi, l’un dans l’autre, la plante et l’homme sont quittes. Ni lui ni elle ne sont plus importants.
– Vas-y, parle à la petite plante, me pressa-t-il.
Dis-lui que tu ne te sens plus important du tout.
Je m’agenouillai devant la plante….